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II. — BRUGES-LA-MORTE

Bruges, 21 octobre. — Les événements se précipitent. J’ai eu à peine le temps de voler à Reims et à Laon, nous entrons le même jour dans Lille et dans Ostende : on ne suffit plus à courir sur les talons de la victoire. En trois semaines, la campagne des Flandres a déjà dégagé toute la côte, franchi la Lys, délivré Bruges. Je ne veux pas manquer Bruges.

Très vite nous y arrivons, presque en ligne droite. Comme c’était près ! Comme c’est charmant de rouler sur ces routes amies, comme on sort vite de la guerre ! Villages souriants, campagnes fraîches et profondes, des cris de joie, de jeunes vivats sur tous les seuils, des drapeaux à toutes les fenêtres : il n’est pas jusqu’à la nature, à ce paysage de grand parc, sorte de Chantilly ou de Windsor flamand, qui ne pavoise, lui aussi, tout rose en ce magnifique automne, et qui n’arbore à tous ses arbres l’or et la pourpre du drapeau.

Tout cela est intact, à peine effleuré par la guerre, heureusement I Avons-nous tremblé pour ce divin joyau de Bruges ! Mais non, nous sommes quittes pour la peur. On ne s’est point battu par ici. La guerre s’est faite légère sur ce coin délicieux du monde. L’invasion, en se retirant, aura laissé toutes choses en place, jusqu’aux bêtes qu’on voit paître dans les prairies. Rien ne paraît rider ces campagnes placides ; ces quatre saisons ont passé sur la charmante Bruges, sans troubler son visage plus que les feuilles des peupliers qui se sont effeuillées sur la lace endormie de sa Minne-water.

Voici Bruges : voici ses petits quais adorables, les décors ravissants que composent ses eaux noires où se peint la brique des maisons, où se reflète de place en place l’or d’un bouquet de saules ; voici le triangle exquis que font au-dessus des toits aigus les tours de Saint-Sauveur, de Notre-Dame et des Halles ; voici cette combinaison, cette réussite parfaite d’éléments si divers pour produire un secret accord, une de ces harmonies qui enchantent comme une musique. Voici Bruges avec sa fierté, sa rudesse médiévales, son quinzième siècle flamboyant, sa Renaissance somptueuse. Toutes ces beautés sont sauvées. Elles ont traversé la guerre comme un rêve. La princesse captive s’éveille de sa léthargie.