Page:Revue des Deux Mondes - 1919 - tome 49.djvu/196

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

génie de la Belgique et le tableau de son histoire. Qui a vu ce tableau et l’aurait bien compris, pourrait négliger tout le reste : il saurait sur le caractère et la vie du pays les deux ou trois choses essentielles.

Rien de plus beau que ces décors profonds et séculaires, quand il leur arrive de resservir, lorsqu’ils cessent d’être des bibelots de musée, pour retrouver leur vie, leur opportunité. La place, décorée d’une manière charmante, avec des girandoles de feuillage, des mâts, des oriflammes, est remplie exactement jusqu’aux bords comme par un liquide : deux heures avant l’arrivée du Roi, on ne saurait où glisser un spectateur de plus. Il y en a aux fenêtres, aux balcons, aux corniches ; il y en a dans les cheneaux, jusque sur les toits. A Paris, les plus grands publics laissent autour des cortèges un vide cérémonieux, comme une marge qui ajoute au prix de l’estampe. Ici, l’impression est autre : tableau et décor se confondent, on ne peut plus séparer le cadre de la foule. Tout semble tissé, choses et gens, présent, passé, dans la trame de la même tapisserie, sur le même canevas d’histoire. La foule est si compacte que les épaules se touchent, une épingle ne tomberait pas à terre. On dirait que le pavé, subitement exhaussé, a été remplacé par un dallage noir et blanc, fait de chapeaux et de visages. Peu à peu, le crépuscule descend sur cette grande masse confuse. On ne voit plus qu’une sorte de décor irréel, inversé, découpé par l’intérieur, par les vides des galeries et des fenêtres ajourées d’une lueur orange, avec des restes de dorures, çà et là, dans les noirs, aux saillants d’un chapiteau ou d’un pilastre, — fantaisie imprévue de lanterne japonaise dans ces façades Renaissance, — et, puis, en bas, une grande nappe de nuance indécise mais singulièrement lumineuse, la phosphorescence de milliers et de milliers de visages, cette espèce de clarté vivante faite des reflets de cette matière, de cette pellicule étrangement rayonnante qu’est l’épiderme humain, et surtout de ce qu’on ne voit pas dans ces visages, mais qui est tout, les regards et les âmes.

Le reste, la réception, les discours, n’aurait partout ailleurs qu’une signification officielle : mais ici, dans ce pays des franchises communales, quand le Roi vient chez son bourg- mestre, il n’y vient, semble-t-il, que comme le premier citoyen de Bruxelles. On crie presque autant : Vive Max ! que : Vive le Roi ! La commune est ici antérieure au royaume. En l’absence