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Allemands furieux s’achevaient par le ridicule,. On riait quand l’insaisissable gazette se trouvait glissée religieusement par des mains inconnues dans la poche de la redingote du terrible gouverneur. C’était le fou rire, au grand procès de Charleroi, où Berlin exigeait cinq têtes, quand le procureur impérial pour confondre l’odieux pamphlet, donnait lecture à haute voix des articles les plus insolents de l’infernale gazette : témoins, prévenus éclataient alors, devant cette candeur de bouffonnerie, d’un rire homérique, d’un rire qui outrait, interloquait les juges. La Libre, comme on l’appelait, fut la comédie de ces lourdes années. Elle fit mieux. L’introuvable journal, pendant 152 numéros, renouvela ce tour de force de paraître à la barbe de toutes les lois de l’Empire. Chaque fois, c’était un soufflet à l’orgueil allemand, un démenti à la puissance étalée du tyran, aux vérités officielles, aux exécrables placards bleus qui proclamaient les victoires allemandes, aux sanglants placards rouges qui annonçaient des exécutions. Pendant cinquante mois, son rire, son ironie redoutable, obstinée cinglèrent l’imposture, stimulèrent les courages, empêchèrent de désespérer. La Libre réussit à imprimer (honneur d’une carrière d’écrivain !) le magnifique récit de Henry Bordeaux, son épopée du Fort de Vaux. La Libre répéta pendant ces cinquante mois d’oppression allemande l’exemple qu’avait donné sous l’Empire de Napoléon l’indomptable jésuite Stevens qui, dans sa « caverne » de Fleurus, défia douze années le tout-puissant César : ce journal fut vraiment la conscience de la Belgique.

La Libre est devenue légendaire. Chaque passant croit posséder quelque tuyai, vous dévoilera le mystère de la fameuse « cave automobile, » vous donnera la clef des pseudonymes, vous dira qui était Belga, qui était Fidelis [1]. En réalité, la plupart ne savent rien de précis. Cette organisation clandestine à double et triple fond fut si secrète, qu’une ou deux personnes seulement en pourraient dire le fin mot. Jusqu’au dernier jour, les rédacteurs eux-mêmes s’ignoraient entre eux, ignoraient tout de la direction. L’œuvre fut le triomphe de la discipline anonyme. Les Pères Bollandistes, qui en furent le plus puissant moteur, disposaient peut-être seuls en Belgique

  1. Les remarquables articles de Belga sont du R. P. Peeters, S.-J., ceux de Fidelis sont le plus souvent de l’avocat Van den Kerhoven. M. Édouard Ned, si je suis bien informé, a écrit quelquefois sous ces deux signatures.