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vous s’y sont usés. Charles-Quint en son temps y a perdu son latin. Vous y perdrez votre allemand ! »

Ah ! le brave petit peuple ! Comme il fait du bien à retrouver ! Quel plaisir d’écouter cet accent passionné, cette saine colère, cette haine d’honnêtes gens ! Ils s’étaient peut-être un peu endormis, nos amis belges (on avait tout fait pour cela) dans le bien-être de leur neutralité ; ils avaient la vie trop facile. Les voilà retrempés, joyeux et intraitables, si pareils à ceux d’autrefois, à leurs pères les vieux communiers, les éternels rebelles, toujours bouillants de liberté. Ils se sont réveillés tels qu’ils étaient jadis, au XIIe siècle et au XVIe. Cela s’est fait en dix jours, dans cette Saint-Barthélémy allemande, du 24 août au 3 septembre 1914, où s’accumulent tous les crimes, où le Boche crut « avoir » le monde par la terreur. Calcul de Boches ! Le monde ne l’oubliera pas. Et quand le monde l’oublierait, la mémoire en subsisterait avec la rancune en Belgique, dans le fond des campagnes, dans les chaumières des Ardennes, chez ces charbonniers des forêts où vivent les légendes.

Et maintenant, voilà fini ce mauvais rêve. Bruxelles les a vus partir d’un œil narquois : on a vu leur exode piteux, la retraite ridicule de l’invincible armée : le désordre des équipages, la débandade, la cohue, les canons et les cages à poules, les voitures de literie, les bestiaux, les calèches remplies d’ustensiles et remorquées par des cordes, le pêle-mêle de tout, l’incohérence et la débâcle du fleuve fangeux charriant mille détritus comme un égout. Ce qui était venu armée s’en retournait troupeau. Quel contraste avec leur orgueil d’autrefois, lorsque Bruxelles consternée voyait passer pendant des semaines leur flot intarissable, avec cet ordre, ce silence terrible, ce pas de conquérants, ces boucliers de canons portant les mots : Wilhelm, Kaiser Europas !

Et maintenant, la bousculade d’une horde, un passage de romanichels : en fuite, l’Empereur de l’Europe, le théâtral, faux Lohengrin, dont se courrouçait le libre Escaut, et voici à sa place, chevauchant calme et fier à la tête de l’armée du peuple, entre sa femme et son fils, le roi juste, le vrai chevalier.


LOUIS GILLET.