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sur les traîneaux leurs bagages les plus lourds et les vieillards s’affalent par-dessus. Point de chemin. Les captifs suivent les traîneaux à la piste. Par moments, les chevaux tombent, disparaissent dans des ravines ; les traîneaux versent, des cris déchirent le silence. Puis l’agonie de la marche douloureuse reprend ; la colonne lamentable se déroule, mince ruban sinueux sur le suaire qui recouvre la plaine, traverse une forêt de sapins, s’engage sur la route de Kovno à Wilna. Maintenant, à perte de vue, ce sont les steppes glacés de la Lithuanie. Sous la conduite des soldats, la colonne descend vers des bâtiments de briques dont la silhouette massive se détache entre les arbres : c’est Milejghany, le lieu de déportation.

Le désespoir envahit les plus courageux, les plus résignés. « Entouré de fils barbelés, un bâtiment n’offrant d’autres ouvertures que de rares meurtrières. » On y pousse les otages. Ils se trouvent dans une sorte de grange, garnie, le long de ses parois, de claies superposées sur trois étages. Formées de branchages de bouleaux et destinées à servir de couchettes, ces claies sont couvertes d’une toile crasseuse, emplie de copeaux tout humides encore de la neige où on les a ramassés. Sur un plancher dressé dans la partie centrale, une centaine de paillasses semblables ont été jetées. Une épaisse couche de glace recouvre le plancher ; ailleurs, la terre nue et gelée. Une odeur fétide empeste l’atmosphère. L’air et la lumière ne pénètrent qu’en minces filets par les étroites ouvertures. Pas de feu, pas même l’aumône d’une gorgée d’eau. « Nous sommes harassés par notre voyage, par notre marche exténuante dans la neige ; nos vêtements sont mouillés... Les paillasses sont prises immédiatement par les premiers qui entrent, et comme il n’y en a pas assez pour tous, les autres sont réduits à s’allonger sur le sol gelé, en appuyant leur tête sur leurs bagages. »

Les six cents otages n’ont pu trouver place dans la grange. Cent cinquante sont contraints d’aller s’abriter dans les bâtiments voisins et de coucher sur du fumier de mouton, dans la pestilence d’une étable. La nuit vient ; on n’apporte aucune nourriture. Ceux qui ont encore quelques provisions les partagent avec leurs compagnons de misère ; puis ils tombent épuisés dans un lourd sommeil.

Récriminer ? Protester ? « Nous sommes à deux mille kilomètres de la France, perdus dans les steppes, et nos gardiens