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— Dis-lui donc d’être un peu plus indulgent pour son frère. Des deux, tu as vu celui qui a du cœur.

— J’ai vu surtout celui qui a des nerfs, pensai-je à part moi, tandis que mon ex-condisciple rejoignait les assistants en train de se retirer. Je me tenais donc à quelques pas de la tombe, que les deux frères regardaient sans se parler. De quel incident je fus alors le témoin, combien rapide et combien tragique ! A une minute et tout d’un coup, Amédée se retourna vers Blaise, et, toujours sanglotant, voulut le prendre dans ses bras. Celui-ci le repoussa d’un geste terrible, si violent que l’autre en chancela et faillit tomber. J’allais m’élancer pour les séparer, mais déjà Blaise passait devant moi, sans me voir, marchant vers la porte du cimetière, d’un pas rapide. Une telle expression de désespoir contractait son visage que je ne l’abordai pas, épouvanté de cet éclat de sévérité fraternelle. Qu’avait bien pu faire Amédée pour que son ainé ne lui pardonnât pas, même devant le tombeau de leur père ? Si coupable que fût ce garçon, comment ne pas le plaindre ? D’instinct, je m’approchai de lui qui demeurait immobile, accoté à un cyprès, les yeux fixes. Je lui touchai l’épaule. Il me regarda, me reconnut. Dans un râle, il me répéta simplement par trois fois : « Tu l’as vu !... Tu l’as vu !... Tu l’as vu ! » Et il s’éloigna lui-même dans la direction opposée à celle qu’avait prise son frère.


II

Je me suis attarde longuement à ces souvenirs, ou, plutôt, ils se sont attardés en moi. Le lecteur qui aura bien voulu me suivre à travers ces évocations rétrospectives, et en excuser la minutie, ne s’étonnera plus de l’intérêt anxieux avec lequel j’attendais la visite si brusquement annoncée de Blaise Marnat. A trente-six ans de distance, cette scène du cimetière me restait présente, comme le plus sinistre épisode auquel j’eusse jamais assisté. Je le répète : je n’avais pas revu Blaise depuis lors, ni Amédée. N’ayant pas revu davantage le camarade de collège rencontré à l’enterrement de notre « colleur, » j’ignorais tout des deux frères, quittés dans cette attitude d’irréconciliables ennemis et devant le cercueil de leur