Page:Revue des Deux Mondes - 1919 - tome 49.djvu/22

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

père ! Pourquoi Blaise venait-il me voir ? D’après le téléphonage du concierge, il était de passage à Paris. Il vivait donc toujours à l’étranger ? Peut-être cherchait-il quelques renseignements sur son frère, et pensait-il que je les lui donnerais ?... Mais à quoi bon me perdre dans les hypothèses, quand j’allais savoir ? A mon indication que je le recevrais après le déjeuner, aucun nouveau coup de téléphone n’avait répondu. J’en conclus que mon visiteur arriverait chez moi très tôt. Je ne me trompais pas : dès une heure et demie, on me remettait la carte de l’ingénieur, et il entrait lui-même dans mon cabinet.

A soixante-cinq ans, Blaise n’offrait d’autre signe de vieillesse que le blanchissement de ses cheveux, devenus très rares. Cette calvitie accentuait encore sa ressemblance saisissante avec son père, quoique, à la différence du professeur qui portait toute sa barbe, il montrât un masque entièrement rasé, à l’américaine. Mais c’était bien la même arête aiguë du nez aquilin, la même construction osseuse et volontaire du visage tout en méplats, les mêmes yeux surtout d’une si intense ardeur. Autre différence : l’athlétisme d’une physiologie entraînée par un exercice continuel au grand air, tandis que notre pauvre répétiteur ne marchait que pour aller, d’une leçon à une autre, s’intoxiquer dans des atmosphères confinées. Les larges épaules de Blaise, sa ferme démarche, son teint basané donnaient l’impression d’un vigoureux animal humain, encore plein de sève. Physiquement et moralement, une force émanait de lui, celle de l’être d’action, du Chef, dressé par nature et par métier à lutter, à décider, à commander. Il avait, son existence durant, développé en lui ce sens de l’énergie que j’avais vu s’éveiller jadis dans l’adolescent. Il me serra la main en me tutoyant, comme si nous nous étions séparés la veille, avec une simplicité qui me permit de lui demander aussitôt, le voyant vêtu de noir, un large crêpe à son chapeau : « Tu es en grand deuil ? » Et croyant tenir là l’explication de sa visite, j’ajoutai : « C’est de ton frère ? »

— Non, répondit-il, de mon fils, ou plutôt de mes deux fils. J’arrive de l’Argentine, où je viens de passer dix ans. J’y construis des chemins de fer, des canaux, des ports. J’ai mes bureaux à Buenos-Ayres où je retournerai pour vieillir et mourir. Bien seul, par exemple. Mais comme jadis mon père, j’ai pris pour devise le mot d’ordre de Septime Sévère mourant