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L’auteur, le conseiller P. Clemen, président de la section des monuments historiques des provinces rhénanes, commissaire de l’administration civile, est chargé d’inspecter les monuments artistiques des territoires envahis, en Belgique et en France.

La Cathédrale de Reims n’est pas dans la zone d’occupation, mais il avait mission tout de même d’émettre un jugement et de donner son avis, et il a confié au Lokal Anzeiger, de Berlin, les conclusions de son rapport que j’ai sous les yeux. « L’armée de von Heerigen, dit-il, a bien été forcée de se défendre, puisqu’on avait installé des batteries lourdes devant la Cathédrale avec un drapeau blanc sur les tours, — le fait, dit-il, a été établi sans conteste.

« Sur notre front de bataille, il y avait peut-être, dans les tranchées, un jeune Goethe, un jeune Beethoven. Est-ce que, franchement, le monde et la civilisation n’auraient pas perdu davantage encore à la mort de ce jeune Goethe, qu’à la destruction d’une cathédrale[1] ? »

Après avoir laissé entendre qu’on en a assez en Allemagne « des hurlements des Français et des jérémiades des Neutres, à propos de cette Cathédrale, » M. Clemen déclare qu’en somme cet accident de cathédrale, dont on fait tant de bruit, se réduit à peu de chose.


J’ai pu, dit-il, avec une suffisance déconcertante, examiner le monument par une claire matinée de décembre à l’aide du télémètre, à une distance de 5 km 500[2].


Qu’on vienne donc encore nous vanter la rigoureuse précision des méthodes scientifiques allemandes ! Une expertise à 5 kilomètres[3] !

  1. Le docteur Clemen est relativement modéré. Le député Erzberger va plus loin quand il déclare « qu’anéantir Londres serait plus humain que de laisser un seul Allemand perdre son sang sur le champ de bataille. » (Cité par M. Prum dans sa lettre aux catholiques allemands.)
    Et pourtant, ils ne sont pas des barbares : « C’est l’esprit allemand, reprend M. Clemen, qui fait la guerre et non le militarisme allemand. Nos intellectuels, nos savants et nos poètes, nos architectes et nos statuaires, nos historiens et nos critiques d’art sont, eux aussi, à l’armée. Devant Reims, les troupes allemandes sont commandées par un général qui s’est fait un nom par ses études sur l’histoire de l’art. »
  2. Cf. Lokal Anzeiger, du 7 janvier 1915.
  3. M. C. Enlart, directeur du musée de sculpture comparée du Trocadéro, membre de la Commission des monuments historiques, a qualifié ce factum comme il le mérite. « Monument de mensonge et d’impudence dont seul un esprit allemand peut ne pas comprendre l’imbécillité odieuse et grotesque. Un homme, jusqu’ici estimé pour ses bons travaux, le docteur Paul Clemen, a été ridiculisé par l’empereur d’Allemagne du titre d’Inspecteur des monuments des pays occupés, et il s’est avili jusqu’à accepter de signer un rapport de complaisance sur la Cathédrale de Reims, qu’il avoue n’avoir vue qu’à la lorgnette, à 5 kilomètres de distance. Cela lui a suffi pour affirmer officiellement que les portails n’ont pas souffert.
    Cf. La cathédrale de Reims. L’Art et les Artistes, n° spécial, p. 10.