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sachant tirer, pour tel simple spectateur qui ne l’oubliera jamais, le présent inestimable d’un éloge.

Le soir, nous le retrouvons présidant, avec la même simplicité tranquille, un dîner militaire, dans l’ancienne résidence du commandant de corps allemand. Il y a là un ministre, des généraux, des officiers, un fils d’ambassadeur. Un peu dépaysés par l’aspect encore étranger et, pour ainsi dire, hostile des lieux, au milieu de ces grandes pièces blanc et or, aux volutes et aux coquilles rococo, nous restons quelque temps silencieux. Et, dans ce silence lourd de pensées et d’émotion, j’évoque la figure ascétique et revêche du vieux maréchal de Hæseler, ce soldat prussien, au visage glabre et ridé de vieille femme, qui fut un des derniers hôtes de ce palais… Or, voici que cet autre maréchal, — le nôtre, — est assis à la table de ce vaincu. Il mange dans sa vaisselle. Il est le maître ici !… Demain, je puis mourir sans regrets : j’ai vu cela !


Mais ces impressions extrêmes ne peuvent se soutenir longtemps. Après ces minutes de lyrisme, c’est la rechute inévitable dans la prose.

D’ailleurs, le temps est toujours mélancolique. Une pluie fine ne cesse de tomber. La boue visqueuse, la boue éternelle de ce pays, englue les pavés et les trottoirs. L’humidité de l’air, la frigidité des murs vous pénètrent jusqu’à l’âme. Je dévisage les rues pavoisées de l’antique métropole lorraine. Beaucoup de cocardes tricolores, de dimensions exagérées, abritent des pardessus ou fleurissent des corsages certainement germaniques. À une fenêtre de la rue Mazelle, un couple d’immigrés, qui a flairé en moi le Messin d’origine, me lance des regards sardoniques. Déjà, ce matin, à l’hôtel, un jeune Allemand brun, aux joues rasées d’Anglais, qui fumait un gros cigare et vidait de larges coupes de vin de la Moselle, nous a provoqués d’un œil si chargé d’insolence que nous avons dû le rappeler à l’ordre. Et, à la sortie des classes, j’observe avec étonnement les allures tapageuses et agressives de la marmaille. Les enfants boches sont volontiers méchants et brutaux. Cette méchanceté serait-elle encore surexcitée par les prédications sournoises des instituteurs ? Ils ont une façon tout à fait déplaisante de se suspendre aux marchepieds des automobiles, en criant : « pon-