Page:Revue des Deux Mondes - 1919 - tome 49.djvu/323

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

est assez sombre. Il fait un peu froid. Beaucoup de collets sont relevés. La bruine a cessé. Mais, bien qu’on sente le soleil derrière l’amas des nuages, le temps reste couvert. Qu’importe !… Et voici la merveille de cette journée : les minutes que nous allons vivre sont tellement solennelles, la joie du triomphe emplit à ce point les cœurs, avec le sentiment grave et profond des sacrifices et des deuils acceptés pour que cela soit, — l’heure est si belle, que le reflet de tout cela embrase et magnifie l’horizon. De ces vieux hommes des campagnes en lainages noirs et bourrus, de ces soldats dont les uniformes gris-bleus se confondent avec les arrière-plans du paysage noyé de brumes, de toute cette figuration austère et sans éclat se dégage un frémissement d’allégresse, une lumière d’apothéose, qui l’emportent sur les mouvements les plus lyriques, qui éclipsent les fonds rouge et or les plus rutilants des grandes toiles militaires de David. Par la beauté morale, par la grandeur et l’énormité tragiques de tout ce qui se ramasse en cet instant, cela passe toutes les Distributions des aigles et tous les Couronnements de l’épopée napoléonienne.


Dès huit heures du matin, les abords de la Gare centrale, les principales artères de la ville regorgent de monde. L’infanterie échelonnée garde les avenues qui conduisent à l’ancienne place Royale, devenue après l’annexion la place Empereur-Guillaume, et, depuis quelques jours à peine, place de la République, — le terre-plein de l’Esplanade, où le président Poincaré va remettre au maréchal Pétain le bâton de commandement et passer en revue les troupes cantonnées à Metz et dans la banlieue. Déjà les estrades officielles sont pleines. Sobrement décorées d’étoffes tricolores et de branchages de sapin, elles font face au grand carré vide de la place de la République et à l’Esplanade proprement dite. Du haut de leurs gradins, on embrasse le plus pur paysage messin, le décor le plus parfait qu’on puisse rêver pour une vieille cité guerrière : au premier plan, par delà les espaces sablonneux du terre-plein, la statue belliqueuse de Ney, puis les charmilles et les massifs des grands arbres de l’Esplanade, d’où émergent le kiosque de musique et le débonnaire château d’eau qui réjouirent nos yeux d’enfants, et, tout au fond, dominant les îles et les prairies de la Moselle, le mont Saint-Quentin couronné de son fort,