Page:Revue des Deux Mondes - 1919 - tome 49.djvu/386

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

l’Europe Centrale et l’éloignent des mers. C’est pour percer ce cercle que Pierre le Grand voulut ouvrir sur la Baltique la fenêtre de Pétrograd. Entre tous ces peuples, un seul lien existait, la personne du Tsar de toutes les Russies, maître et autocrate, souverain commun, clef de voûte de l’édifice. Il gouvernait cette colossale masse d’hommes par un système de monarchie asiatique qui eût, somme toute, assez bien correspondu à l’état social et moral de la très grande majorité de Russes, s’il n’avait été aggravé et faussé par une bureaucratie policière et routinière. : Russifier les populations non russes, souvent plus avancées en civilisation que les Russes eux-mêmes, par l’administration, par l’armée, par l’Eglise, était un dogme pour tout fonctionnaire impérial ; le résultat fut, que les divers groupes nationaux, que cette persécution constante n’empêchait pas de percevoir l’écho des idées occidentales, prirent de plus en plus conscience de leur personnalité et aspirèrent avec plus d’ardeur à l’autonomie.

Au maximum de compression répondit, dès que les ressorts de l’autorité furent brisés, un maximum de désordre ; au maximum de centralisation un maximum d’émiettement. La décompression brusque affola les cerveaux qui n’étaient pas préparés à la liberté. Il n’existait en Russie que des classes moyennes peu nombreuses qui n’avaient elles-mêmes qu’un état-major de ces théoriciens politiques sans expérience, mais non sans prétention, dont M. Milioukov et M. Kerensky sont deux types également dangereux ; un prolétariat intellectuel sans emploi se jeta sur la révolution comme sur son bien et prit la direction d’une masse ouvrière inorganisée et d’une masse paysanne inorganisable. Ainsi, dans cette malheureuse Russie, quand l’or allemand et la faiblesse de l’infortuné Nicolas II eurent précipité la révolution, tout s’écroula en même temps : les sécessions nationales s’ajoutèrent à la révolution sociale et à la jacquerie rurale pour créer un inextricable chaos. La dislocation alla jusqu’aux limites extrêmes ; les groupes nationaux non russes se détachèrent, les tronçons de la famille russe se séparèrent et l’application du système communaliste fit de chaque village une communauté autonome qui fit d’abord usage de sa souveraineté de fait pour partager les terres entre ses habitants. Dislocation de l’Empire, émiettement de l’autorité, morcellement du sol, telle est la marche de la révolution russe.