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De son unique main, et en se servant de son petit doigt, comme d’un coupe-papier, très adroitement, il ouvrait l’enveloppe. Elle contenait trois autres enveloppes, plus petites, tout ouvertes, celles-là, avec des timbres et des cachets de la poste. Blaise lut à haute voix les adresses :

Mademoiselle Suzy d’Or, au Casino, Néris… — Made’moiselle Suzy dOr, au Concert Rose, Marseille… — Mademoiselle Suzy d’Or, à la Scala, Nantes… C’est l’écriture de mon frère… Cette fois, il n’y a plus à hésiter.

Il marchait vers la cheminée, où une flamme claire dansait gaiement. Je l’arrêtai :

— Tu n’as pas le droit de détruire ces lettres sans les lire, lui dis-je. Tu viens d’évoquer ton père. Que fais-tu de son adage favori : Audiatur altera pars ? Pour être juste, il faut écouter les deux parties. Si cette femme t’envoie ces lettres de ton frère, c’est que cette correspondance plaide pour lui. Et alors…

Il hésita une seconde, et haussant les épaules :

— Les mensonges d’un mort restent des mensonges. Il est vrai que je ne peux pas le mépriser davantage.

Audiatur altera pars, répétai-je.

— Eh bien ! me dit-il en me tendant les enveloppes, lis toi-même ces lettres, pendant que j’achève de vérifier le contenu de la mallette. Tiens. Et il me tendait un petit volume relié, tout mince dans son antique reliure brune aux fers délicats : — Reconnais-tu l’Horace que papa portait si souvent dans sa poche ? Et l’ouvrant ; Parisiis, apud Simo/ie/n Colinæum, 1543… Amédée savait bien de quelle joie il me privait en gardant ces volumes et ces notes. Ah ! la vilaine âme !… Mais lis ses lettres, et si, par improbable, elles contiennent quoi que ce soit d’intéressant, tu me le diras.


Elles étaient toutes froissées, toutes jaunies, ces enveloppes. La chanteuse en tournée avait dû les recevoir et les porter dans son corsage, entre deux « numéros, » dans la coulisse des bouis-bouis de province où l’avaient conduite les rêves d’ambition théâtrale, nourris par sa déraisonnable mère. Les cachets de la poste dataient ces trois missives, l’une de 1902, une autre de 1908, la troisième de 1912. Je commençai de les lire dans cet ordre. L’écriture en était saccadée, inégale, aiguë.