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maman. Je vais lui écrire pour le remercier de l’amitié qu’il montre à notre ménage. Ce montagnard en sabots a moins de préjugés bêtes que les grands bourgeois intellectuels, du type de monsieur mon frère l’ingénieur. Et, à propos de ce dernier, laisse-moi te dire que je ne suivrai ni le conseil du cousin Edouard, ni le tien. Je serais à l’agonie que je ne demanderais rien, rien, rien, rien, à mon frère. C’est te dire aussi que je n’ai pas la moindre envie de lui rendre ces papiers et ces livres de papa, dans lesquels tu vois un moyen de renouer nos relations. D’abord ces papiers sont à moi, autant et plus qu’à lui. C’est moi qui vivais avec papa, tandis que lui. Blaise, courait le monde, et faisait fortune. C’est moi qui ai soigné papa dans sa dernière maladie. Il est donc légitime que je me sois attribué ces bouquins et ces cahiers, qui n’ont de valeur que celle du souvenir, mais ils ne seraient pas à moi que je les détruirais, plutôt que de les lui donner. Je le hais trop.

« Tu m’as reproché souvent ce sentiment. Tu ne te rends pas assez compte, — je te t’ai pourtant dit tant de fois ! — que tout le ratage de ma vie. Blaise en est cause. Ça a commencé tout petits. Il est né robuste, moi chétif. A six ans, à sept, à huit, il avait déjà ce goût de redresser, de morigéner, qui n’était encore qu’une forme inconsciente de son orgueil, avant d’en devenir l’hypocrisie. Allions-nous en promenade ? Il exigeait que je marche autant que lui. Si j’étais fatigué, il me faisait honte. Nous jouions ? C’était de même. Il ne me passait aucune défaillance, aucune maladresse. Lui tenais-je tête ? La colère le prenait. Il me rossait. Tout de suite il a réussi dans ses classes. Moi, j’ai toujours eu de la peine à fixer mon attention. M’appliquer me donnait mal à la tête. Je n’avais pas beaucoup de mémoire. Là encore. Blaise me brusquait, me brutalisait. « On peut tout ce qu’on veut, » me répondait-il, quand je me plaignais de la difficulté que j’éprouvais à retenir une leçon, à finir vite un devoir... Joins à cela l’humiliation, si dure pour un enfant nerveux et trop sensible : pas une personne qui ne me dit, depuis le professeur jusqu’au pion, en passant par mon père : « Prenez modèle sur votre frère. » Maman était la seule qui devinât le malaise que m’infligeait ce continuel éloge de mon ainé à mes dépens. Oh ! Je ne me fais pas meilleur que je suis. J’ai une qualité qui manque à Blaise, je suis franc avec moi-même. Je ne camoufle pas mes vices en vertus. Je ne