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maquille pas mes mauvais sentiments. Quand je les ai, je me les avoue et je les dis. C’est moins abject. Je suis devenu envieux de mon frère, vilainement, bassement, méchamment. A qui la faute ?

« Il y avait dans la cour de la pension deux arbres, — je les vois encore, — tout rapprochés, et plantés près du mur du fond. Celui qui se trouvait contre ce mur, s’étiolait, maigrissait. L’autre lui mangeait son air et son soleil. Il grandissait et grossissait du dépérissement de son voisin. Par une fantaisie de gamin, dont je comprends aujourd’hui qu’elle était une divination, j’appelais, dans ma pensée, cet arbre dévorateur Blaise, et Amédée, le plus petit. Et c’était vrai que, moralement, presque physiquement, mon frère me prenait mon air et mon soleil. Qu’il eut été moins raide, moins sévère, qu’il m’eût montré un peu de gentillesse indulgente, j’en suis sûr, ce mauvais germe de jalousie aurait avorté. Car je l’admirais, tout en le jalousant, et, par une réaction irrésistible de mon être le plus intime, ces qualités qui m’émerveillaient en lui, je m’appliquais à les détruire en moi, au lieu de les acquérir. Durant toutes ces années de notre commune enfance et de notre jeunesse, j’ai senti, j’ai pensé, j’ai vécu contre lui. Énonçait-il une idée ? Je prenais aussitôt le point de vue opposé, — à part moi, car, extérieurement, je n’osais pas. Il m’intimidait. Il me paralysait. Plusieurs fois, tout gosse, il m’avait battu, je viens de te le dire, dans un de ces accès de colère, qui sont, avec l’orgueil, une de ses tares à lui. Le souvenir de ces coups me mettait, en sa présence, dans un état d’instinctif tremblement, celui du chien fouetté qui se recroqueville, se ramasse sur lui-même, se couche. Ah ! C’est Blaise qui aurait eu honte de me voir devant lui dans cette attitude de crainte, s’il avait eu un peu de cœur. Il s’en irritait, au contraire. Il me traitait de fouinard, de Tartufe, comme il me traitait de petite fille, quand il me surprenait me câlinant, me caressant à maman. Il aurait dû comprendre que ces deux mouvements, ma rétraction vis-à-vis de lui et mon épanouissement près de ma mère, procédaient d’un même besoin, celui d’échapper à son despotisme, à ce joug de sévérité implacable qu’il appesantissait sur moi, au collège et à la maison... Mais à quoi bon renouveler ce supplice de tant d’années en te le racontant, pour la centième fois peut-être ? Le croirais-tu ? J’ai rêvé, cette nuit, que j’avais douze ans, et que