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de descendre le cercueil de leur père. Lui, non ! Ah ! ce regard de bourreau, ce féroce refus du pardon !... C’est alors que j’ai désespéré. Tu sais la suite et quelle loque humaine tu as ramassée, ma pauvre chérie, quand tu m’as aimé... Dieu ! Si pourtant, cet après-midi, dans cette allée de cimetière, j’avais eu l’énergie de courir après lui, de lui crier devant sa femme et ses enfants : « Regarde-moi. Je suis bien bas, bien déchu. Ma vie est bien manquée et par ma faute, mais par ta faute aussi. Tu pouvais me sauver, et tu ne l’as pas fait. Toi, l’honnête homme que tu crois être, tu n’es qu’un coupable, comme moi, pire que moi. Tu avais tout reçu du sort, moi si peu, et tu ne m’as pas aidé, tu n’as pas eu pitié !... » Qu’aurait-il répondu ? Aurait-il vu clair enfin dans l’horrible égoïsme de sa soi-disant justice ? Et je ne suis pas sorti de ma cachette. Je ne me suis pas vengé. Je ne l’ai pas frappé, je le pouvais, dans le respect, dans l’admiration que lui portent, j’en suis sûr, sa femme et ses enfants. Il sait tellement en imposer ! Je vaux mieux que lui, car je ne souhaite même pas qu’il soit puni dans cette femme et ces enfants, gentils petits êtres que je regardais trottiner parmi les pierres tombales. Un d’eux s’appelle certainement Jules comme notre garçon, à qui nous n’aurons rien à laisser quand nous partirons, au lieu que ceux-là !... Ils sont cependant du même sang. Ah ! quel poids je porte sur mon cœur, ce soir, ma Suzy, tout le poids de ma destinée ! Ne vaudrait-il pas mieux que je fusse avec mon père et ma mère, dans ce caveau où ils ne souffrent plus ? Tu es assez jeune, toi, pour connaître un renouveau après moi, des beaux jours encore, un peu d’espérance, une âme légère ! Ah ! Suzanne, Suzanne, reste-moi jusqu’à ce que la fin arrive. Elle ne tardera pas.


2 novembre.

« Je relis cette lettre et je me demande si je dois te l’envoyer. Oui. Elle te fera de la peine, et je t’en demande pardon, mais elle plaidera pour moi, si je retombe un jour sous l’affreux esclavage. Tu te la rappelleras, et tu comprendras mieux quelles tristesses j’ai à oublier, et tu m’estimeras de n’être pas entré au café en sortant du cimetière, m’assommer d’alcool et tout noyer. J’ai résisté, en pensant à ma Suzanne que j’embrasse de cœur.

« A. M. »