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talons éculés à ses chaussures... Sa femme de même et ses enfants, — deux garçons, — avaient cet aspect confortable et cossu des familles comblées. Elle était mince et grande, avec un manchon et une jaquette d’astrakan; les petits, chaudement vêtus de paletots fourrés, montraient des mollets nus d’une solide musculature. Pauvres gosses ! Je devine à quel entraînement de gymnastique leur tyran de père doit les avoir soumis... Combien de temps suis-je resté ainsi, à regarder ce groupe, à me repaître les yeux du triomphe de Blaise ? Car c’était cela pour moi, sa station sur le tombeau de famille, dont il m’expulsait par sa seule présence, puisque je n’osais pas lui imposer la mienne. A un moment, il donna le signal du départ. Tous les quatre se retournèrent. En proie à la même défaillance intérieure, je me dissimulai entre deux chapelles funéraires, pour les voir qui passaient. Quelle certitude et quelle robustesse dans sa démarche, à lui ! Aucune trace d’usure ni de vieillissement sur son visage plus plein, plus coloré qu’autrefois. Et sa femme, qu’elle était belle, très brune avec la chaude pâleur ambrée des Espagnoles d’Amérique ! Quelle tendresse dans sa manière de s’appuyer au bras de son mari et de lui parler ! Elle le voyait, elle le croyait ému, — on ne l’est pas vraiment quand on n’est rien qu’orgueil, — et elle le consolait. Peut-être lui parlait-elle de moi ? Il ne l’a pas conduite au cimetière et à notre tombe sans l’entretenir de la famille. Il m’aura nommé, pour lui dire que j’ai été un des chagrins de sa vie ! Et c’est lui qui, dans ce même cimetière, par cet implacable geste, et devant cette tombe, m’a jeté, définitivement et pour toujours, dans l’abîme !

« Je t’ai raconté souvent, mon amie, avec quelle bonne foi, au lit de mort de mon père, j’avais juré à cet homme si vrai, si bon, de changer ma vie, de me réformer. Oui, j’avais pris cette résolution du fond de mon cœur, avec le meilleur de moi. Changer ma vie ? Comment ? En m’arrachant de Paris et de ses tentations, en suppliant Blaise qu’il m’emmenât, qu’il m’employât dans ses bureaux, comme secrétaire, dactylographe, comptable, comme ouvrier sur ses chantiers, comme manœuvre, s’il voulait, pour m’éprouver. Je m’étais dit d’abord : « Je lui parlerai dès son arrivée. » Je n’avais pas osé. Toujours ma terreur de lui. Ensuite j’avais pensé : « sur la « tombe. » Un frère écoute son frère devant la fosse où l’on vient