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Avec de la douceur, tout ce qu’on veut. Autrement, rien. Rappelle-toi : quand lu étais gentille avec moi, je ne prétends pas que je ne buvais plus, mais je me modérais, je me tenais. Tu t’es mise au régime de me faire des scènes à la Blaise. Tu vois le résultat.

« Rien de plus à te dire.

« AMEDEE. »




Quelles lettres à lire auprès de ce frère aîné, par qui le cadet avait autant souffert que l’aîné avait lui-même souffert par son cadet ! Jamais je n’ai senti mieux qu’à cette minute combien nous sommes des énigmes les uns pour les autres. Nos paroles, nos gestes, nos actes ne sont qu’une traduction incomplète, par à peu près, de notre être intérieur, et qui trompe nos proches plus encore que les indifférents. Que de fois les parents se font de la sorte, père et mère sur leurs enfants, frères sur leurs frères, une première idée qu’ils ne vérifient plus, une image qu’ils ne retouchent pas ! De là ces malentendus familiaux, les plus indestructibles de tous, qui vont s’exaspérant, s’envenimant, avec les années, à travers des heurts, douloureux toujours, souvent tragiques. Ainsi celui qui avait dressé l’un contre l’autre les deux fils du professeur. Tout de suite. Blaise avait bien discerné, chez Amédée, le vice radical, cette faiblesse de volonté qui devait faire, de cet émotif, le jouet de toutes ses impressions. Il n’avait pas vu que cette aboulie dérivait de cette émotivité même, et quelle âme blessable il avait auprès de lui. Cette méconnaissance avait eu ce résultat : désirant avec passion être bienfaisant à son frère plus jeune, il lui avait été mortellement nuisible. Très tôt, il s’était proposé de l’élever, de l’éduquer, et il avait conduit cette éducation d’après son propre caractère à lui, sans tenir compte du caractère d’Amédée. Il aurait fallu ménager cet être trop nerveux, l’apprivoiser. Il l’avait effarouché en le rudoyant, humilié en le brimant. Lui-même passionnément sensible, mais appliqué à se tenir en main, à se freiner, il n’avait pas montré à son frère qu’il l’aimait, — et combien, la rancune si vivante en lui après tant d’années, l’attestait trop. Les deux frères avaient ignoré le cœur l’un de l’autre. Je tenais dans ma main ces douloureuses