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enlevé, et comme il savait que la lutte qui mettait aux prises la France et l’Angleterre en Amérique, était surtout la guerre entre les colons de la nouvelle Angleterre et ceux de la nouvelle France, la rivalité de Boston et de Québec, il écrivit que n’ayant plus désormais besoin d’être soutenus par la mère Patrie contre leurs rivaux, les États rompraient un jour le lien qui les rattachait à la couronne d’Angleterre.

Faut-il faire grief à cet homme d’État clairvoyant d’avoir eu tant d’avenir dans l’esprit, et à l’heure où ses prévisions se réalisaient, d’avoir, avec l’appui de Louis XVI, aidé à leur succès ? On a coutume du reste, quand on parle de la guerre de l’indépendance, de ne considérer que l’effort fait par la France sur le sol même de l’Amérique ; c’est une vue bien étroite. Les victoires du Bailli de Suffren dans la mer des Indes ont certainement autant contribué à la défaite finale de l’Angleterre que celle de M. de Grasse dans la baie de la Chesapeake. Il faut voir les choses comme elles sont : rien sans doute dans l’histoire ne fut pareil à l’élan sentimental qui emportait la France dans les années qui précédèrent la Révolution. Notre jeune noblesse, qui avec La Fayette, s’empressait autour de Washington, obéissait à l’impulsion dle son cœur : elle aimait la liberté, elle voulait combattre avec ceux qui luttaient pour Elle. L’Amérique a connu des enthousiasmes pareils lorsque, à son tour, elle a traversé l’Atlantique pour défendre le Droit sur notre sol.

En 1914, après la déclaration de guerre, je fus contraint de revenir en France par le Danemark et la Norvège. A la fin du mois d’août, je débarquais à Leith en Ecosse : j’y fus reçu par le Lord Provost d’Edimbourg. Comme je lui demandais des nouvelles de la guerre, il me répondit qu’elles n’étaient pas bonnes, « mais, dit-il, la victoire n’en est pas moins certaine : l’humanité ne reculera pas, cette guerre est le dernier combat de la démocratie contre ce qui reste de la féodalité dans le monde. »

Ce sentiment, que l’Allemagne n’a pas soupçonné. a entraîné tous les peuples libres. Les enfants de l’Amérique l’ont exprimé, quand débarquant en France, ils accoururent à la tombe de La Fayette pour attester leur fidélité à la cause qu’il avait défendue, et lui crier : « nous voilà ».


JULES CAMBON.