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semblait, à ce poste, investi de la principale autorité. Tout d’abord je lui demandai l’autorisation d’aller rendre visite à notre ancien étudiant Piquet, fils du professeur de littérature allemande à la Faculté des Lettres. Ce jeune homme s’était laissé surprendre au moment où il s’apprêtait à franchir les lignes, sur la frontière hollandaise. Impossible, avant que fût close l’instruction : jusque-là, la mise au secret est de rigueur.

J’en vins alors à l’objet essentiel de ma démarche : la condamnation de M. Jacquet devait-elle être tenue pour irrévocable, une résolution définitive avait elle été prise ? « Oui ; mais il m’est interdit de la révéler. » Puis, interrogeant à son tour : « Comment connaissez-vous M. Jacquet ? — Comme je connais tout le monde à Lille ; mais j’ai (ici je forçais les choses) de bonnes relations avec sa famille. D’ailleurs, le sort de M. Jacquet tient toute la ville haletante. » L’officier laisse tomber l’entretien. Je prends congé de lui, non sans lui poser cette question dernière : « Est-il permis du moins de garder encore quelque espoir ? » Pas de réponse. Ce silence obstiné aurait dû m’éclairer sur l’inutilité de ma visite. Mais l’esprit humain est un infatigable sophiste quand il s’agit pour lui d’espérer contre toute apparence. Je raisonnai ou déraisonnai si bien avec moi-même que j’interprétai ce mutisme dans un sens conforme à mon désir. Mon illusion fui de courte durée.

Au même moment où je quittais l’hôtel de la Dépêche, Mme Jacquet recevait de l’autorité allemande l’information que son mari serait fusillé le lendemain matin et qu’elle était autorisée à lui rendre une suprême visite. Combien fut déchirante l’entrevue ! on le conjecture sans peine. Je n’en ai su que bien peu de chose, n’ayant pas revu la vaillante veuve, rentrée en France quelques semaines après. Ce martyr du patriotisme n’eut pas une seconde de défaillance, pas plus qu’il n’eut une lueur de regret. Il quittait une épouse bien-aimée et quatre enfants chéris ; mais la pensée qu’il donnait sa vie pour la France lui faisait accepter le sacrifice avec allégresse et fierté.

Sa nuit, sa dernière nuit, il la passa à écrire lettre sur lettre à sa femme. De la troisième qu’il data ainsi : « Citadelle de Lille, 22 septembre, une heure du matin, » j’extrais les deux passages suivants : « Voici la troisième et dernière... J’ai d’abord changé de linge. Comme je te l’ai dit, je vais me livrer en pantalon, caleçon, gilet de flanelle, une belle chemise