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de notre littérature romantique. La victoire fut sî décisive que les vieux classiques, épouvantés, s’avouèrent eux-mêmes vaincus par ce jeune inconnu surgi de l’ombre comme l’un de ces puissants génies des légendes qui, d’un geste autoritaire, chassent au lever de l’aurore les esprits des ténèbres effarouchés de sa splendeur.

On se fait difficilement aujourd’hui une idée de l’importance que prenait alors un événement de ce genre : nous ne connaissons plus de tels enthousiasmes ni de tels déchaînements de haine. Au lendemain de Henri III, le Corsaire proclamait que l’ouvrage était « une monstruosité » et l’auteur « un jésuite pensionné sur les fonds secrets ; » la Gazette de France dénonçait la pièce comme <(une conspiration flagrante contre le trône et l’autel ; » et le Constitutionnel assurait que, après le baisser du rideau, la jeunesse romantique, ivre du succès, s’était ruée, dans le foyer et les couloirs du noble théâtre, en une sarabande infernale, au cri sacrilège de : Enfoncé Racine ! Les éloges étaient en proportion des invectives et, de cette brusque commotion, Dumas se réveilla demi-dieu.

Tout de suite commence cette existence extraordinaire qui va étonner le monde durant près d’un demi-siècle. Les quelques mille francs que lui procure son triompha semblent, à ce pauvre garçon qui n’a jamais disposé d’un louis, une fortune de nabab et, de ce jour, il ne connaîtra plus la valeur de l’argent. Son premier soin est d’installer sa mère, à demi morte des émotions de la bataille, dans un confortable appartement agrémenté d’un jardin ; il se loge dans le quartier aristocratique : ne faut-il pas recevoir décemment les thuriféraires de sa jeune gloire ? De celle-ci il n’est ni surpris ni grisé : il l’attendait comme chose due et juge encore qu’elle a bien tardé. Du premier jour il la traite en vieille connaissance ; il la porte avec une aisance joyeuse ; il n’est lui-même que depuis qu’il est célèbre et heureux, tant il se sent fuit pour le bonheur. Il témoigne subitement d’une si naturelle exubérance de vie, d’un si communicatif entrain, d’un si insatiable appétit de jouissances, d’aventures et d’imprévu, que, dirait-on, l’autre Dumas, celui d’avant Henri III ; le maigre commis des bureaux d’Orléans, se : divertissait à dissimuler sa véritable taille pour mystifier ses contemporains, comme ce géant des contes arabes qui, afin de faire montre de son pouvoir magique, se diminue,