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dans une valise et une vingtaine de louis dans son gousset.

Il descend dans un hôtel de la place Louvois et, comme Figaro sortant des geôles de Madrid, il taille sa plume et demande à chacun de quoi il est question. Il va créer un grand journal quotidien dont il s’engage à être sinon l’unique, du moins le principal rédacteur. Le Mousquetaire : ce titre magique, l’alléchante promesse de la collaboration quotidienne d’Alexandre Dumas, doivent assurer le succès de la nouvelle feuille et, de fait, un millier d’exemplaires du numéro spécimen est à peine sorti des presses, le 12 novembre 1833, que déjà cinq cents souscripteurs font queue dans la cour de la Maison Dorée pour y prendre un abonnement.

C’est, en effet, à l’angle du boulevard et de la rue Laffitte que s’est installée la rédaction dans un local sans somptuosité : les bureaux du Mousquetaire se composent d’une antichambre, d’un corridor et d’une cuisine : l’antichambre a vue sur la cour, le corridor est éclairé par l’antichambre et la cuisine par le corridor. Au troisième étage de l’immeuble, Dumas s’est réservé une sorte de mansarde, meublée de trois chaises cannées et d’une table de sapin recouverte d’un tapis rouge. C’est là qu’il travaille du matin au soir, chemise ouverte, bras nus, « courbé sur ses feuillets comme un bœuf sur son sillon, » à l’abri des bousculades et du vacarme qui emplissent les pièces du rez-de-chaussée, consacrées à la Rédaction et à l’ADMINISTRATION du journal.

Ah ! cette rédaction ! Quelle sabbat ! En dépit de l’écriteau apposé sur la porte : le public n’entre pas ici, tout Paris qui passe, s’entasse dans cette salle exiguë et sonore comme un tambour. Le grand nom du rédacteur en chef est un appât violent : comédiennes, peintres, bohèmes, poètes à longue chevelure, sculpteurs, romanciers, polygraphes, acteurs, critiques, musiciens, ou simples oisifs ; c’est le globe en raccourci ; toutes les races sont représentées : « la race latine, la race slave, la race noire, la race cuivrée ; toutes les religions s’y coudoient, l’hébreu du Sinaï, le catholique mystique, le calviniste, le musulman ; on y voit un renégat, un idolâtre et un anabaptiste ; tous les idiomes s’y confondent, toutes les professions sociales s’y donnent la main… » Ainsi décrit un des habitués ; mais ce dont il renonce à donner un aperçu, même lointain, c’est le tintamarre de cris, de colloques, de querelles,