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notre affaire. « Plagiaire éhonté : » plagiaire de qui ? de Robert Greene et de ses amis. Est-ce vrai ? dites-le-nous. Mais vous ne nous le direz pas : car il vous faudrait alors accuser de plagiat votre cher William Stanley. « Factotum sans scrupule... » C’est amusant de voir M. Lefranc qui, aux injures de Robert Greene, ajoute encore : et « sans scrupule , » et « à la solde de qui veut l’employer, » et « une manière de laquais ; » Robert Greene se tenait mieux. Quant à ce mot de factotum, Greene l’emploie pour désigner un agité, auteur, acteur, et qui fait tout et qui se croit capable de tout faire. M. Lefranc ne perdra point ce mot. Bientôt, il nous montrera Shakspeare « habile factotum,... intermédiaire entre les acteurs, les théâtres, le public » et le sixième comte de Derby ; lequel se servait de Shakspeare « comme d’un factotum, d’un intermédiaire, ou simplement d’un prête-nom. » Mais Robert Greene n’a rien dit de ce genre ; et, ce qu’a dit Robert Greene, un jour de mauvaise humeur, on ne saurait sans abus le tourner ainsi. Relisez Robert Greene : il ne doute pas un instant que Shakspeare soit l’auteur de ce nouveau théâtre, si gênant pour les vieux auteurs ; s’il en doutait, il le dirait ! Que reste-t-il de ce très rude témoignage ? Que Robert Greene exécrait Shakspeare : tant pis ! Que Robert Greene croyait Shakspeare l’auteur du théâtre Shakspearien : c’est un fait. « Il n’est pas possible, s’écrie M. Lefranc, que le futur auteur d’Hamlet, d’Othello et du Marchand de Venise ait été présenté de la sorte à ses contemporains. » Mais pourquoi donc ? Votre ingénieuse candeur ignore les phénomènes de l’envie.

En 1598, Francis Mères, théologien d’Oxford, publia une Dissertation sur nos poètes anglais comparés avec les poètes grecs, latins et italiens, où il louait ainsi Shakspeare : « Les muses parleraient le beau style affilé de Shakspeare, si elles pouvaient parler anglais. » La même année, Richard Barnfield, un poète, écrivait : « Toi, Shakspeare, toi dont l’inspiration coule comme le miel et, en charmant l’univers, attire vers toi les louanges,... tu vivras toujours ; le corps peut mourir, mais la renommée ne meurt pas... » Ben Jonson a connu Shakspeare ; et M. Lefranc déclare « énigmatiques » leurs relations amicales : mais fin Ben Jonson a connu Shakspeare. Et il l’a célébré.

En somme, les contemporains de Shakspeare, qui ont pu le voir et qui l’ont vu, n’ont pas vu cet ignorant, ce grossier personnage, si laid, sachant à peine écrire : ils ne l’ont par dit incapable d’avoir écrit son théâtre. Et M. Lefranc, qui ne cesse de constater que les documents relatifs à Shakspeare sont nuls ou à peu près nuls, affirme et