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jure , — et, si vous n’êtes pas de son avis, il craint que vous n’ayez perdu la tête ! — que l’œuvre dite de Shakspeare « ne peut en aucune manière avoir été composée par ce personnage ! » Il y a là beaucoup d’entrain, peu de critique, une intrépidité singulière et dangereuse.

Shakspeare serait le prête-nom de William Stanley. Le sixième comte de Derby, un grand seigneur, aimait le théâtre. Mais il n’avait pas envie de passer pour un auteur. Il a dissimulé son génie, avec tant de soin que, parmi ses contemporains, aucun n’a découvert la noblefraude.il avait bien choisi son prête-nom !... Or, voyez l’imprudence incroyable, s’il a choisi pour prête-nom, pour titulaire de son génie, un homme de rien, sans éducation, sans lettres, un grossier garçon boucher, valet d’acteurs et qui savait tout juste recouvrer ses créances, voler à ses amis leurs bonnes fortunes et griffonner « Shaksper, Shakp ou Shakspere » au bas d’un acte. Si le nommé William Shaksper, de Stratford-sur-Avon, n’eût pas été vraisemblablement capable d’écrire ce théâtre shakspearien, William Stanley n’aurait pas eu la folie de s’adresser à lui. De sorte que votre portrait de Shakspeare n’est pas vrai : et toute votre thèse dépend de ce portrait ; et toute votre thèse dégringole, n’étant appuyée sur rien, que sur la plus extravagante conjecture.

D’ailleurs, M. Lefranc ne paraît pas avoir bien résolument décidé si le sixième comte de Derby était si jaloux de cacher son grand génie. Quelquefois, c’est un tel secret que seuls de très matins conspirateurs l’ont un peu découvert. Une autre fois, l’inventeur de William Stanley se demande si le noble comte n’a pas jugé à propos « de prendre comme prête-nom quelqu’un qui ne fût pas susceptible d’avoir composé l’œuvre : » ainsi la vergogneuse, mais demeurée coquette, voile son visage d’une étoffe transparente ou le couvre de ses doigts écartés. M. Lefranc, lorsque l’évidence le touche, veut qu’elle ait touché tout le monde. Il imagine qu’au temps de Shakespare le public et les gens de lettres avaient deviné, en ce valet d’acteurs, le courtier, le prête-nom. Puis Shakspeare n’a pas eu beaucoup d’ennuis avec la censure. Les Sonnets, qui offrent de si « brûlantes et voluptueuses » descriptions, l’évêque de Cantorbéry ne les a pas condamnés : pourquoi ? et la réponse : « Ce que l’évêque de Cantorbéry ne pouvait guère accorder à un simple acteur d’une troupe de comédiens publics devenait beaucoup plus aisé quand il s’agissait d’un scholar appartenant à l’une des plus grandes familles d’Angleterre. » On dirait que M. Lefranc plaisante : il ne plaisante pas. Et puis, dans la Tempête, il y a de la magie et de la sorcellerie.