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Theuriet, élevé dans les bois de l’Argonne, qui doit à ses origines et à ses impressions d’enfance d’avoir, lui aussi, dignement célébré les arbres :


Au plus profond des bois la Patrie a son cœur ;
Un peuple sans forêts est un peuple qui meurt.


Mais voici que, sur ce champ de bataille des arbres égorgés, s’élève une petite butte, non loin d’un hameau, nommé Fallouël, dont les maisons gisent pareillement à terre. Sur cette butte qui fut boisée, un pavillon a été construit avec les baliveaux environnants. Maintenant, cette maison forestière s’aperçoit de très loin. Elle domine la plaine saccagée. Il n’y a plus qu’elle dans tout le paysage de mort. Une rampe d’accès en branches entrelacées y conduit. Une galerie en fait le tour, et ses entrelacs dessinent un nom : Prinz Eitel.

Là, le prince Eitel-Friedrich, fils de l’Empereur, commandant la IIe division de la garde, venait oublier son commandement et rêver. C’était la rustique maison de repos de ce jeune Siegfried. Au fronton, au-dessus de la porte, on peut lire cette inscription : Hubertua-Haus, que couronne une lyre à sept cordes portant entre ses deux branches deux glaives entrecroisés. L’unique pièce est tendue de toile bleue bordée de filets d’or, La vue des quatre fenêtres était reposante : des bois jadis verdissants, de douces plaines coupées de canaux et de rivières, des villages paisibles, et, d’un côté, au bout de l’horizon, Saint-Quentin et la masse de sa cathédrale ; de l’autre, la Fère à peine visible au-dessus des bois de Prières. La vue, aujourd’hui, ce sont des forêts en larmes, des villages détruits, la Fère inondée, et la cathédrale de Saint-Quentin menacée de mort.

Derrière la maison, des bancs et des tables, un fauteuil sculpté, sans doute réservé au prince, devant une énorme souche qui devait servir de table. De quelles agapes, de quelles beuveries, de quelles saoûleries ces lieux furent-ils témoins ?

Sur la blessure de l’un des arbres gisant, on peut lire cette inscription : Du sotlst die Bäume verderben (tu dois détruire les arbres). Ce peuple des forêts germaines, qui affecte dans sa poésie et sa musique de diviniser la nature, a voulu nous frapper dans l’avenir de notre sol : Un peuple sans forêts est un peuple qui meurt. Au-dessus de nos bois dévastés, il a laissé en s’en allant cette insultante folie du prinz Eitel, édifiée avec nos arbres…