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aussi vives. Seulement, à l’entrée même de la ville, le caïmacam et le moudir, entourés de quelques notables, ont prié le consul de mettre pied à terre et de s’arrêter au sérail. Entrant avec eux dans la vaste cour intérieure sur laquelle plane le monstrueux souvenir, il y a trouvé assemblée, dans une pensée de pieuse gratitude envers la France, toute la population masculine de Deïr-el-Kamar.

On n’échangea là que peu de mots, et dits à voix basse. Un speech que le consul essaya de prononcer s’arrêta dans sa gorge. Le silence manifesta mieux que toute parole, combien les cœurs étaient pleins. Mais quand le visiteur quitta le sérail, le moudir et de nombreux notables voulurent l’accompagner au petit cimetière où reposent quelques soldats français morts à Deïr-el-Kamar pendant notre occupation. Un remerciement pour les soins donnés à leurs tombes provoqua l’éternelle réponse qu’on entend partout au Liban : « La France est notre bienfaitrice… la France est notre mère. Il n’y a de sûreté pour nous que dans son amour et sa justice. »

Pourquoi ce souvenir en éveille-t-il un autre qui nous transporte à l’autre extrémité de la Méditerranée ? Douze ans après cette visite à Deïr-el-Kamar, comme je me rendais en mission à Fez auprès du sultan Abd-el-Aziz, je trouvai un matin devant ma tente, debout dans ses raides draperies blanchâtres, une femme indigène de la tribu des Beni-Ammar qui venait de sacrifier un mouton devant ma demeure d’une nuit. On sait que ce cérémonial sanglant était là-bas la forme solennelle de la requête, l’adjuration humble et impérieuse à la fois signifiant à celui qui passait : « Je viens à toi en suppliant ; tu ne refuseras pas de m’écouter ! » Assisté du drogman de la légation, j’écoutai la femme qui, dans sa détresse, avait pris ce parti d’aller saisir à son réveil le ministre de France en voyage et de lui exposer sa doléance. La femme parla avec véhémence, d’une voix pressante, passionnée. Elle raconta une longue histoire d’où il ressortait que son fils, en butte à d’injustes poursuites de la part des gens du makhzen, avait été par eux jeté dans un cachot. ; Il s’agissait de sa liberté, peut-être de sa vie. J’allais à Fez, j’y parlerais de la part de la France au sultan, à celui qui peut tout sur les caïds et leurs Mokhaznis. Et, dardant sur moi ses regards de flamme, la mère marocaine m’adjurait d’obtenir justice pour son fils.