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le lien social. Qui est hors de la religion est hors de la société’.

Quand l’Islam, soit arabe, soit turc, eut conquis l’Orient chrétien, de larges groupements de populations chrétiennes restèrent ainsi exclus de la société que formaient entre eux les musulmans vainqueurs. Quel serait le sort de ces populations ? d’être réduites en esclavage ? contraintes de choisir entre l’apostasie ou la mort ? Les plus favorisés devinrent les raïas, le troupeau dédaigné à qui l’on permit de se grouper selon sa foi et ses coutumes, sous la conduite de son chef religieux, — tranquille parfois pour un temps, parfois même relativement libre grâce à l’indolence de ses maîtres, si c’était une liberté que de vivre sans garantie, sans recours contre l’arbitraire et les exactions de gouverneurs avides, sans défense contre les accès de folie meurtrière qui jettent un jour sur les « chiens de chrétiens » une foule armée de poignards et de gourdins.

La conception rigoureusement théocratique qui dictait toute la conduite des conquérants musulmans à l’égard des chrétiens subjugués créait ainsi ou renforçait chez ces derniers une conception toute semblable. La question ne se posait même pas pour les vaincus de vivre à l’état de société avec des vainqueurs qui, pour cause de religion, les confinaient à l’écart dans une situation inférieure, toujours précaire, — et sans issue. A moins d’apostasier, que pouvaient-ils, sinon s’attacher avec un redoublement d’ardeur aux seuls principes d’association qui leur fussent laissés, à l’église particulière où ils étaient nés, au rite, symbole de leur foi, au clergé qui les avait instruits, au patriarche, chef suprême de leur communauté tout entière ? A l’intérieur de cette communauté, ils cessaient d’être des raïas ; ils y reprenaient leur dignité d’hommes ; ils y retrouvaient des frères, des conseils, des appuis ; c’est en elle seulement qu’ils prenaient femme ; c’est dans ses limites qu’ils poursuivaient l’amélioration de leur sort. Que la communauté fût nombreuse ou restreinte, groupée sur un territoire continu ou disséminée en îlots sporadiques, en elle seule se formaient les liens de confiance mutuelle par où des hommes deviennent solidaires. La théocratie parachevant son œuvre, chaque rite de chaque religion donna ainsi naissance à une nation, à une nation assujettie.

Aujourd’hui encore, malgré les vains essais entrepris sans beaucoup de conviction par la Turquie moderne pour former