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ma maison de famille à quelques pas de la détestable frontière de 1871, je pus plus facilement encore, — fût-ce par de rapides fugues, — aller tâter le pouls à l’Alsace, dans ces petites villes exquises qui s’encoignent dans les vallées vosgiennes opposées à la mienne. Lorsque, le 29 juillet 1914, un capitaine du 21e bataillon de chasseurs m’arrivant avec sa compagnie, me dit : « Nous venons, monsieur, faire de votre maison un poste d’observation et d’écoute, » je pus lui répondre : « Elle est cela depuis que j’en ai fait poser la première pierre. » Et lorsque, le 18 août suivant, mon colonel me dit, au fort de Douaumont qui fait front à Metz : « Nous recevons l’ordre de prendre le dispositif face à l’Est, » je pensai que ma vie avait, depuis le premier jour, adopté ce dispositif-là.

Mais, en 1910, il y avait quelque temps que je n’avais abordé une des grandes villes d’Alsace-Lorraine, et je n’étais pas sans inquiétude. Cinq ans auparavant, j’étais allé conférencier à Metz. Ayant rencontré dans l’auditoire de l’Hôtel du Nord cette communion des regards que j’appréciais tant, j’avais cependant rapporté de cette journée de Metz autant de trouble que de gratitude. J’avais vu l’inondation allemande cerner un groupe de vaillants Messins ; si le souvenir était entretenu, on sait avec quelle pieuse fidélité, par ces « dames de Metz » dont l’auteur de Colette Baudoche a parlé avec une si noble émotion, il me paraissait que, en partie vidée par l’émigration en France, la vieille cité française s’allait fatalement germaniser, puisque, pour un Lorrain partant, deux Allemands arrivaient. Tout en estimant d’autant plus le petit groupe messin qui m’avait appelé, je restais consterné à la perspective qui semblait s’imposer à mon esprit et mettait mon âme en détresse. J’allai au tombeau de Mgr Dupont des Loges. « Il nous reste l’espérance, » avait soupiré le grand évoque protestataire. Je me demandais, — pour la première fois, — si l’espérance même nous restait. En Alsace, comme en Lorraine, régnait ce que, en plein Reichstag, le 30 janvier 1895, le vaillant Colmarien Jacques Preiss avait appelé « la paix du cimetière. » Les chefs de la résistance pourchassés ne pouvaient se sauver de l’arrêt d’expulsion que par de prudents subterfuges ; on parlait d’« autonomie » pour ne point tomber dans la lèse-majesté, et certains Français, interprétant un mot qui là-bas ne trompait personne, en tiraient de fausses conclusions. Ce qu’il y avait de