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LES MERVEILLEUSES HEURES D’ALSACE ET DE LORRAINE.

celle-ci dix fois plus dangereuse que la précédente. Grandie, comme le Jean Oberlé de M. René Bazin, dans le milieu allemand, elle était affranchie de ce qu’elle eût appelé les préjugés des grands-parents ; loyalement, elle avait voulu, sans idées préconçues, sonder l’âme allemande, demander à l’autre race le secret de sa culture et le fond de son esprit, prête, si on le pouvait, à s’en accommoder. Plus courageuse, — il faut dire le mot, — plus conséquente que Jean Oberlé, elle avait déjà en grande partie subi sans broncher dans les casernes la rude épreuve du « Service de l’Allemagne. » Tout comme l’Ehrmann de M. Maurice Barrès, elle avait vu là, voyait là le « devoir alsacien, » car déserter la caserne, c’était, partant, déserter l’Alsace, et son esprit froid, au service d’un cœur ardent, lui permettait de peser les conséquences : l’Alsace et la Lorraine se vidant de ses enfants au profit de l’immigration germanique et la riche terre perdue pour la race des Celtes.

Cette génération, née entre 1885 et 1895, — et mon observation se trouva par la suite confirmée, — participait exactement, chose extrêmement émouvante, à la mentalité que nous commencions à percevoir chez nos tout jeunes gens de France, leurs contemporains. Aussi éloignés du réalisme brutal qui rejette l’idée que de l’idéologie qui s’en aveugle, ces jeunes gens de l’un et de l’autre côté de la frontière étaient des idéalistes pratiques ; aucun idéal ne leur paraissait méprisable, à condition qu’il fût contrôlé par les faits, et un certain pragmatisme les incitait à chercher à travers les expériences la politique des résultats. C’est dans cet esprit que nos jeunes Alsaciens et Lorrains avaient tâté le Schwob. Ils l’avaient, en toute vérité, trouvé absolument indigeste. Tout dans la culture germanique les froissait décidément au plus intime de leur esprit ; tout dans la façon d’être germanique hérissait leur cœur et le meurtrissait. Et précisément parce qu’ils avaient pris avec le dominateur un contact plus étroit, ils l’avaient, le connaissant mieux, jugé plus sévèrement même que les ardents grands-parents de la protestation. La race allemande, en dépit de monstrueuses prétentions et d’une outrecuidance inouïe, leur était apparue si inférieure à la leur que, sans examiner la question même du droit, ils concluaient que l’Alsace ne pouvait être, ne serait jamais allemande, et qu’il fallait bien qu’une solution intervînt. Voyaient-ils que la seule désirable,