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en bleu ce qui restait de linge de table ou de literie ; on découpa ; on tressa ; on cousit ; c’était « une fièvre de tricolore ; » on se grisait à assembler ces morceaux de drapeaux ; on eût dit que c’étaient les cœurs d’Alsace et de Lorraine que, avec les pièces du drapeau, on rattachait du même geste aux cœurs de la France.

C’était encore manière de drapeau que ces costumes alsaciens et Lorrains, arborés dans les cérémonies. Beaucoup de jupons verts, ponceau, bleus, roses ou bruns, de tabliers à fleurs, de fichus à ramages, de bonnets de linon à cocarde, — s’il s’agissait de la Lorraine, — de nœuds noirs, rouges ou chamarrés, — s’il s’agissait de l’Alsace, — attendaient depuis bien des années le grand jour. Mais maintenant que ce grand jour approchait, chaque jeune fille, chaque jeune femme voulait le sien. Il fallait que l’Alsace-Lorraine apparût aux Français vainqueurs et libérateurs dans l’uniforme où ceux-ci s’attendaient à la voir, — ce costume, légendaire pour la plupart de ceux qui allaient entrer, connus d’eux par les seuls dessins, photographies ou chromos, ou aperçu un jour sur le dos d’une Alsacienne, plus ou moins authentique, au cours d’une cérémonie patriotique. Oui, il fallait que la France retrouvât, même par ses atours, l’Alsace qu’elle attendait. Mais on n’avait que trois jours, quarante-huit heures. « Ces petites furent impitoyables pour nos tentures, nos rideaux, nos édredons, me disait en souriant une mère ; on éventrait les édredons rouges ; on taillait des nœuds dans toutes les robes de soie noire des grand’mères. C’était une folie. » Et, le 16, les costumes étaient prêts, l’Alsace sous les armes. Cependant, le brave curé ouvrait lui aussi son placard et, rejetant la redingote étriquée du Geistlich, reprenait la grosse soutane de drap noir la douillette ouatée, le rabat qu’en manière de revanche il eût voulu plus large, ample comme un drapeau reconquis. Des vétérans prenaient d’une main tremblante dans la cassette une pièce de ruban vert et noir, s’y taillaient une décoration énorme et, dans le désir de s’en parer plus encore, s’en confectionnaient une cravate criarde, mais touchante.

Des maires, des adjoints, allaient rechercher dans une armoire les écharpes de maille de soie tricolore au blanc jauni au bleu passé, au rouge atténué qui avaient été « celles du grand-père, » maire « d’avant 1870, » et parfois bien plus