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LES MERVEILLEUSES HEURES D’ALSACE ET DE LORRAINE.

Wissembourg, ils furent ainsi hébergés ; nos troupes, arrivant après le 16, allaient, — je vis cette rencontre pathétique, — croiser bien des jours encore les camarades en colonnes ou plus généralement les trouver installés chez l’habitant bénévole et attendri. L’Alsace avait fait cet autre miracle, de fêter, de choyer, de bercer de son amour des Français avant que « les Français » ne fussent entrés.

Mais tout de même cette joie attendue, — si déjà elle éclatait, — restait en général au fond des cœurs et parfois ne se dépensait que dans le secret des foyers. Elle était universelle, profonde, mais on ne se déshabitue point en six jours de quarante-huit ans de contrainte, de quatre ans d’atroce compression. Chacun cependant en son particulier préparait « l’entrée ; » le père, un soir, montait au grenier, en descendait solennellement un morceau d’étoffe bleue ; le morceau rouge était tiré d’un placard par la mère : une serviette fournirait le blanc. Sans qu’on se fût donné le mot, dans une seule petite ville de mille feux, mille ménagères cousaient à la même heure les pièces d’un drapeau tricolore. Parfois c’était inutile. « Le mien était prêt depuis juillet, » me dit fièrement un brave homme, et un autre : « Depuis Verdun ! » — ce qui est caractéristique. Parfois même, le très vieux drapeau, échappé, Dieu sait au prix de quelles transes, aux perquisitions, était tiré de sa cachette, déterré parfois de son trou, dévoilé devant la famille au milieu d’une émotion qui mettait le sang au visage ou les larmes aux yeux. « Voici le tricolore. Le grand-père l’avait caché. Il l’avait dit au père avant de mourir. Le voici ! » et chacun de pleurer et de crier : « Vive la France ! » Ce récit-là, je l’ai entendu, — et lu, — cent fois. On avait d’ailleurs les drapeaux alsaciens, le rouge et blanc : « Chaque fois qu’on le mettait, — pour le Guillaume ou, depuis cette guerre, pour leurs victoires, en gémissant, — on se disait : « Quand est-ce qu’on y ajoutera le bleu ? » Mais où trouver de l’étamine bleue en ces temps de pénurie ? On se mit à teindre, chacun chez soi, les serviettes de table et de toilette, des morceaux des draps de lit. Il se trouva que dans certaines villes, encore occupées par le soldat boche, le ruisseau fut, au matin, tout bleu. « Et le Boche aussi, » ajoutait en riant un Mulhousien devant moi. Mais se contentera-t-on d’un seul drapeau ? il en faut dix, vingt à chaque logis, et des guirlandes et des banderoles tricolores ; on teignit en rouge,