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lesquels le fameux Ludovic le More, et plusieurs frères naturels, dont on fit des évêques ou des protonotaires ; plus, trois sœurs légitimes et une foule d’illégitimes, dont on fit parfois des nonnes. En sorte que, pour l’enfant, lorsqu’on parlait de ses oncles et tantes, le terme « vie religieuse » était presque synonyme de bâtardise.

Avec des ascendants aussi nombreux, elle ne pouvait manquer de compagnons de jeu. D’ailleurs, elle avait deux frères légitimes, Gian Galeazzo, le futur duc de Milan, et Ermès, et une petite sœur, Anna, celle qui devait, avant Lucrèce Borgia, être l’épouse d’Alfonso d’Edte. Puis elle possédait beaucoup de sœurs illégitimes, entr’autres, l’héroïne de la famille, la fameuse Catherine Sforza. La plupart de ces personnages, grands ou petits, vivaient au Castello, dans la Corte ducale, entourés d’un peuple de serviteurs, de gardes et de chambellans, avec un luxe inouï alors en Europe [1]. Ce furent des jours lumineux que ceux de cette première enfance, sous le beau ciel de Lombardie, mais où éclatèrent parfois des coups de foudre.

Son premier souvenir, — elle avait quatre ans et demi, — était tragique. C’était le lendemain de Noël, l’an 1476, jour de saint Etienne. Il faisait très froid ce matin-là : une neige épaisse couvrait les rues, le verglas rendait les chevauchées difficiles. Pourtant, on entendait un grand remue-ménage de cavalerie dans les cours du Castello : son père se disposait à sortir, avec une suite nombreuse de courtisans et d’ambassadeurs, pour aller entendre la messe à San Stefano, selon son habitude, à cette fête. Mais on tâchait de l’en dissuader à cause du mauvais état de la route et aussi, peut-être, parce qu’on avait des pressentiments. Quelque chose de redoutable se nouait dans l’ombre. Quelques jours auparavant, comme le Duc cheminait dans Milan, trois corbeaux avaient obstinément plané au-dessus de sa tête. On n’avait pu parvenir à les chasser. Puis, une comète était apparue, sur laquelle on ne comptait pas. La Duchesse venait de rêver de malheurs... Qu’est-ce que tout cela pouvait présager ? Rien de bon sans doute ; mais le Duc ne s’en alarmait pas. Les prophéties, les avertissements sinistres accompagnent les rois de leur naissance à leur mort : ils n’oseraient

  1. Voyez la Revue du 1er octobre 1918. Autour d’un buste. Béatrice d’Este.