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faire un pas s’ils s’embarrassaient dans l’écheveau des rêves… Quel danger pouvait-il y avoir à s’en aller entendre la messe à San Stefano ? Galeazzo Maria n’en voyait guère, pour sa part. Il avait coutume, quand il sortait, de porter, dissimulée sous sa zornea, ou pourpoint, une cuirasse ou une cotte de mailles. Vous en verrez le bord, dépassant le col de son vêtement, si vous regardez attentivement, ici même, son médaillon de pierre. Or, ce jour-là, comme on lui présentait cette cuirasse, il la refusa, ne voulant pas, dit-il, « paraître trop gros. » Pourtant, il avait envoyé chercher ses deux petits garçons, Gian Galeazzo et Ermès, et les avait longuement embrassés. Puis il était parti pour San Stefano.

La petite Bianca Maria avait-elle aussi été appelé » à cet adieu ? L’histoire ne le dit pas. Peut-être le père ne s’était-il pas préoccupé d’elle. En tout cas, elle ne devait pas le revoir. Au moment d’entrer dans l’église, un remous se fit dans la foule très dense, et avant qu’on eut pu voir même se dessiner un geste, le duc tomba, baignant dans son sang, tandis qu’un more de sa suite se ruait sur un des hommes qui l’avaient frappé et l’égorgeait, sans s’expliquer davantage. Conspiration politique, ou vengeance personnelle, le meurtre ne réussit guère à ceux qui l’avaient perpétré, mais la paix lombarde — et même européenne — était pour longtemps compromise. Ce fut le mot du Pape Sixte IV, en apprenant la catastrophe, et il ne devait que trop se réaliser.

Un autre souvenir d’enfance, qui devait avoir marqué dans la mémoire de Bianca, était la venue au palais de son oncle Ludovic le More, parce que cette venue, ou plutôt ce retour, avait tout changé autour d’elle, les lieux et les visages. Un beau jour de novembre 1480, elle avait alors huit ans, on l’avait séparée de sa mère, emmenée avec ses frères Gian Galeazzo et Ermès, de la Corte ducale, où elle avait vécu jusque-là, chez son oncle, à la Rocchetta. C’était tout auprès, à quelques pas et dans l’enceinte du même Castello, mais c’était d’autres appartements et parmi d’autres figures, où régnait en maître Lodovico Maria Sforza, duc de Bari : le More Sa mère venait bien la voir de temps en temps, mais de moins en moins souvent, — et puis elle finit par ne plus venir du tout, étant retournée en Savoie, qui était son pays natal. La petite voyait donc à la fois tomber du ciel un oncle inconnu et partir sa mère pour