Page:Revue des Deux Mondes - 1920 - tome 56.djvu/889

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

l’ancienne. Même langue, même religion, même littérature, mêmes ancêtres. C’est d’Angleterre qu’était venu tout le germe de cette civilisation : individualisme, conscience puritaine, Bible et libre concurrence, self government du groupe comme de l’individu. Et si la matière humaine commençait déjà de changer, affluant maintenant de l’Europe continentale, le germe originel continuait d’agir et de déterminer le type. Dans ce monde américain, Kipling reconnaît une œuvre de sa race, et c’est en le traversant qu’il conçoit l’une des grandes idées de sa poésie. Cette idée, il la définit au courant de la plume, dans une de ses lettres au Pioneer, avec la gaité de la jeunesse en liberté, avec l’humour d’un Anglais que l’Amérique met en verve un peu comme Marseille nous amuse. Mais c’est sa mission même qui lui apparaît quand il écrit les paroles suivantes :


Il faut que naisse un poète qui donnera aux Anglais la vraie chanson de leur terre, — laquelle est environ la moitié du monde. Reste donc à composer la plus grande de toutes les chansons, la Saga des Anglo-Saxons autour du globe, un péan qui combinera le lent, terrible mouvement du Chant de Guerre de la République (si vous l’ignorez, faites-vous chanter cette mélopée-là) avec celui de Britannia n’a pas besoin de remparts ; le bourdon du Grenadier Britannique avec le rythme de ce parfait pas redoublé : A travers la Géorgie ; et, pour terminer, la lamentation de la Marche Funèbre. Car nous, oui, nous-mêmes, qui partageons entre nous le monde comme ne firent jamais les dieux, nous sommes mortels en nos êtres particuliers. Qui est-ce qui veut signer le contrat ?


Ces lignes sont de l’été de 1889. En automne, il est à Londres, et de sa haute fenêtre, au-dessus de l’Embankment, il voit l’infini serré des petits toits noirs se perdre au loin dans la brume, comme un banc de madrépores dans le trouble de l’ombre sous-marine. Mais à l’Est, par-dessus les étendues de brique fumante, on devine de hautes croix fantômes, des mâts, des vergues, suggérant les au-delà du globe et les lointains trafics. Non loin, au long de la fuligineuse Tamise, règnent les tours gothiques du Parlement, portant haut l’étendard dont les fières couleurs fondent, s’engrisaillent dans l’espace. Et par derrière, c’est Westminster, — sanctuaire de la race, où dorment les poètes et héros de l’Angleterre, les rois-chevaliers du moyen âge, — « l’Abbaye qui fait que nous disons Nous. »

Rudyard Kipling est là au cœur ancien du monde anglais,