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Voilà l’homme à fond de Berserker, que Kipling, comme Carlyle, a vu dans l’Anglais proprement dit, voilà le coureur d’Océan et l’obstiné pionnier qui a porté partout avec lui l’entreprise anglaise et l’instinct de la ruche anglaise. Et voilà le bâtisseur de l’Empire[1].


L’Empire, il est à son apogée, à l’époque où Kipling en devient le révélateur. Les poèmes des Sept-Mers furent écrits de 1890 à 1896, et c’est presque l’intervalle qui sépare les deux jubilés de la reine Victoria. La célèbre Prière pour la fin du Service (Recessional, 1897), qui clôt le volume des Cinq Nations, devrait figurer dans la même série : c’est la date de l’apothéose. Alors, parmi les couleurs et les fastes de l’Orient, aux acclamations des peuples de l’Empire, aux tonnerres de la plus puissante flotte que le monde ait jamais vue rassemblée, culmine le règne qui, depuis un demi-siècle, n’a donné à l’Angleterre que des bonheurs, un accroissement continu de richesse, de territoires et de prestige.

Deux ans plus tard, les ombres commenceront de descendre, lourdes tout de suite, avec les premières défaites de la guerre du Transvaal ; et l’année suivante, c’est dans ce noir nuage que s’évanouira le soleil victorien. La guerre s’achève, mais des doutes, inquiétudes, subsistent, se généralisent. Les fondations morales, sociales, politiques de cet énorme monde anglais sont-elles saines ? Le colosse est-il aux pieds d’argile ? Par exemple, il apparaît que le pays a perdu l’avance industrielle qui, si longtemps, lui avait assuré les marchés du monde, et Joseph Chamberlain, au cours de son ardente campagne pour l’union, douanière de l’Empire, va tenter d’ouvrir tous les yeux. Concurrence allemande pour la quantité de la production, concurrence américaine pour les prix de revient. Dès 98, les

  1. Sur cette puissance d’inhibition de l’âme anglaise, voir surtout Et Dona Ferentes, dans The Five Nations.
    Sur les Anglais : Les hommes en haut de forme à reflets, en longues redingotes, les hommes qui ne se battent pas en duel, les hommes qui se battent avec des votes, les hommes qui prennent leur plaisir comme saint Laurent prenait son gril.
    Sur la colère anglaise : La violente rage comprimée qui ronge en dedans
    Sur l’éducation anglaise : O mon pays, bénie soit la discipline qui règne du cottage au château, — trompe l’étranger, mais donne à tes fils leur bouclier ! — parole égale, action mesurée, âme lente, difficile à émouvoir, — jusqu’à ce que s’éveille en nous notre diable insulaire, non moins ardent quand nous le tenons sous le frein.