Page:Revue des Deux Mondes - 1920 - tome 56.djvu/900

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

peu habitués à vous prosterner au commandement d’autrui. — Chair de la chair que j’enfantai, os des os que j’ai portés, — durs à vous-mêmes comme le seront vos fils, rigides comme l’ont été vos pères. — Plus profond que toute parole notre amour, plus fort que la vie notre lien, — mais nous ne savons pas nous tomber dans les bras, nous n’échangeons pas de baisers quand nous nous rencontrons. — Mon bras n’a point faibli, ma force n’a point passé. — Fils, j’ai porté beaucoup de fils, mais mes mamelles ne sont point séchées. — Voyez, je vous ai fait une place, j’ai largement ouvert mes portes, — pour que vous puissiez parler ensemble, vos barons et vos conseillers, — gardiens des Marches les plus lointaines, Seigneurs des Mers au bas du globe, — oui, parler à votre grisonnante mère qui vous a tenus sur ses genoux ! — parler ensemble, face à face, frère à frère, — pour le bien de vos peuples, pour la fierté de la Race. — Et nous voulons nous faire une promesse. Aussi longtemps qu’en nous durera le Sang, — je saurai que votre bien est le mien, vous sentirez que ma force est la vôtre, — afin qu’au jour d’Armaggedon, à la dernière de toutes les grandes guerres, — notre Maison se tienne toute, et que n’en croulent point les piliers[1].


Ces vers sont de 90. Ils appartiennent au premier poème des Sept Mers, qui paraissent en 96. De 99 à 1902, se déroule la guerre du Transvaal qui n’est pas la grande guerre, l’Armaggeddon annoncée dès la Chanson des Anglais. Mais à l’Empire elle révèle son âme collective, et dans l’émoi qui les traverse toutes, les « Cinq Nations » se sont reconnues sœurs. Au lendemain de la crise, Kipling publie le recueil qui s’intitule les Cinq Nations.

C’est l’œuvre précédente qui se poursuit, se développe, de 1897 à 1903, peu à peu adaptée aux nouvelles évidences qui posent autrement au monde anglais les questions de vie et de salut. Au commencement, rien de changé : le règne victorien reste aussi calme et beau ; il culmine avec le second Jubilé et se poursuit encore. Le poète peut répéter les mêmes thèmes : la mer, les navires, les soldats, les émigrants, les explorateurs, l’appétit de l’au-delà, la patiente lutte contre le désert, contre la famine, la peste et l’inondation, la tenace entreprise anglaise d’ordre, d’éducation et de justice dans le vieil Orient décrépit, le dévouement anglais aux tâches de l’homme blanc[2].

  1. Armaggedon : on sait que c’est le nom biblique donné par les Anglais, dès le mois d’août 1914, à la Grande Guerre. Ce mot se trouve dans l’Apocalypse XVI, 16.
  2. Pharaoh and the Sergeant (1897. Kitchener’s school (1898).