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Mais avec la tourmente du Transvaal, les points de vue se déplacent, d’autres mots d’ordre s’imposent. L’union spirituelle des peuples anglais accomplie, plus n’est besoin, en exaltant l’Empire, d’en stimuler le rêve. Finies les musiques vibrantes qui veulent éveiller la fierté du sang. Chez ce poète qu’on appelle impérialiste, voilà un trait notable : la guerre n’excite pas un geste belliqueux, pas un mot de haine ou de défi à l’adresse de l’adversaire. Du rude et patient adversaire, il parle gravement, avec respect[1], et de la dévastation, comme d’une folie organisée, un rêve sanglant, après quoi, il n’est pour les anciens ennemis que de se donner la main « afin de réparer le tort fait aux vivants et aux morts, » et puis, ensemble, combattre les ennemis de toujours : la grêle, la gelée, la crue, le rouge et bruissant nuage qui porte l’essaim de sauterelles large d’une demi-lieue ; ensemble, de s’efforcer aux saintes guerres sans trêve, entre les semailles et la moisson, pour que la beauté des blés couvre le mauvais rêve et la haine[2]. »

Et quand il est question de l’Angleterre, l’attitude est le contraire de l’orgueil impérial. Il ne s’agit plus de chanter la Chanson des Anglais, mais de préparer les Anglais réunis aux dangers d’une tout autre guerre, et, à cette fin, de leur dire leurs faiblesses, qui sont leurs fautes, de les inquiéter et contraindre à leur examen de conscience. Ici « le poète de la Tribu » commence d’en devenir le prophète, un prophète comme ceux de l’antique Israël : juge d’abord, juge de son peuple oublieux de la Loi, et qui lui parle sans indulgence, le retourne vers les éternelles vérités. Il l’interpelle avec l’accent véhément et direct, la force autoritaire et nue que l’Anglais nourri de Bible associe à l’idée de l’absolu moral et de la religion ; Tel de ces poèmes est une flagellation comme Isaïe en infligeait aux tribus oublieuses. Il n’est, en notre temps, que l’Angleterre (peut-être parce qu’elle est si forte et sûre de soi) pour permettre à ses fils un si libre, audacieux langage. Déjà Carlyle, Ruskin, qui furent aussi des prophètes, et reconnus, avaient châtié leurs compatriotes de tels scorpions. Mais l’opération semblait moins préméditée. Ici le fouet est appliqué de parti pris, longuement, de la savante et presque sanglante façon qui doit laisser sur une forte peau une impression durable.

  1. General Joubert (1900).
  2. The Settler (1902).