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Descartes en somme, même depuis Montaigne, la littérature française était à la recherche de la vérité : c’était l’enchaînement, c’était l’ordre, c’était l’analyse, c’était l’évidence intellectuelle. L’écrivain classique ne créait de la beauté ou de l’émotion que dans les limites de la vérité, de la logique et de la clarté. La littérature tendait à la philosophie et à la science. Avec Lamartine, elle change de direction et tend à l’art, à la poésie, à la musique. Le vers abandonne les qualités de prose qu’il avait toujours cherchées depuis plus de deux siècles. La beauté et l’émotion deviennent l’objet direct, principal, du travail poétique ; et la recherche de la vérité se transpose en une expansion de sincérité. Ce n’est plus la réflexion d’une raison sur la vie : c’est la vie d’une âme qui se projette, ardente et nue. L’évidence de l’esprit fait place à l’évidence du cœur.

Il en résulte que la langue n’est plus le « merveilleux instrument d’analyse » qu’avait défini Condillac. Les mots qu’assemble le poète ne sont plus les signes des idées, valant, pour l’esprit qui les interprète, selon leurs définitions et leurs rapports intelligibles, et ne valant guère plus comme sons que pour un algébriste la grâce propre d’une panse d’a ou de la queue d’un y. Ils agissent maintenant par les harmonies musicales et colorées qu’ils composent, -par toutes les suggestions et toutes les associations sentimentales qui peuvent naître de leurs éléments sensibles. Ils font leur effet dans la phrase poétique autant par ces indéfinissables et mouvantes valeurs que par leurs significations communes et constantes qui sont fixées dans le dictionnaire. La justesse de ce langage n’est plus grammaticale et logique : elle est esthétique et pathétique. La luminosité subtile, la suavité mélodique, la vibration passionnée, déterminent le choix des mots et en constituent la propriété.

Là est le caractère nouveau des Méditations, l’enrichissement, on peut espérer, définitif, qu’elles ont procuré à la littérature française. Par la elles marquaient le terme d’un long effort et assuraient un bel avenir.

Disons, — non pas pour l’humiliation, mais pour l’instruction des critiques et des historiens, — que le public ne s’y est pas trompé un seul instant ; son goût pour les Méditations ne s’est pas démenti au cours du XIXe siècle, et il l’a traduit de la seule façon qui ne prête pas à discussion : en achetant le volume. Combien d’exemplaires représentent les 19 éditions séparées