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qui, en nous dépaysant, nous déconcerte. M. Lenormand s’est trop souvenu de Dostoiewski et de Tolstoï, dont on s’aperçoit aujourd’hui que ce n’étaient pas de très bons maîtres à penser.

Ses deux principaux personnages sont anonymes : Lui et Elle. Lui, un poète qui a réussi à se faire jouer dans un théâtre d’avant-garde, mais qui, pour n’avoir pas voulu se plier à certaines « concessions, » est resté pauvre et vit uniquement de quelques leçons au maigre cachet. Elle, une artiste qui n’a jamais décroché l’engagement rêvé. Un camarade propose à la jeune femme de faire partie d’une tournée de six mois qui lui vaudra, sinon la gloire et la fortune, du moins le pain quotidien. Elle accepte, mais à la condition que son poète l’accompagnera, abandonnera ses leçons pour la suivre de ville en ville. Il n’y consent pas sans quelque résistance. D’ailleurs, la misère l’effraie et le révolte plus qu’elle, résignée à tout accepter pourvu que rien ne la sépare de celui qu’elle aime. C’est une de ces âmes en qui l’amour ne progresse que sous l’aiguillon de la pitié. « Je ne sais pas, se demande-t-elle avec une mélancolie qui la peint tout entière, si une femme peut aimer un être heureux. »

La tournée part. Nous retrouvons le couple à Bar-le-Duc, aux prises avec les pires soucis. Cinquante francs pour vivre à deux pendant quinze jours, c’est peu en ce temps de vie chère. Affolée, la malheureuse femme consent à recevoir dans sa loge les « hommages » d’un spectateur provincial qui l’a remarquée. Elle se vend, par devoir. Quand le mari apprend cette vertueuse trahison, d’abord la pitié l’emporte. Il pardonne. Mais l’horrible souvenir l’obsède malgré lui. Il se met à boire, pour oublier. Un jour, dans leur chambre garnie, une crise de delirium le pousse au crime. Il tue son infortunée compagne et se suicide d’un coup de revolver au moment où la police vient l’arrêter.

Drame qui vaut surtout par l’analyse subtile de deux âmes misérables, trop avilies l’une et l’autre, semble-t-il, pour éprouver vraiment le dégoût de leur déchéance. La prostituée par amour est terriblement « vieille guitare, » et nous aurions quelque peine à nous intéresser à ces deux épaves, si le talent des interprètes, l’artiste russe Georges Pitoëff et Mme Kalff, ne les campait avec une saisissante vérité d’expression. En somme, spectacle très russe. La pièce fut-elle écrite au temps où nous avions quelques illusions sur l’âme slave ? On le souhaiterait.

Pour cette succession de quatorze tableaux, il a fallu découper la scène en compartiments superposés. D’un décor de café de nuit nous