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individuelle. Mais à la démobilisation, elle s’est de nouveau dispersée, chacun retrouvant sa maison, son travail, sa vie isolée et égoïste. Pour la surprendre, il faut retenir les moindres symptômes ; on nous pardonnera la minutie de certains détails.

Le meilleur moyen de savoir ce que pense le paysan qui revient du front est de l’écouter. Encore faut-il qu’il parle ; et, contre toute attente, lui d’un pays où tout le monde passe pour un bavard, il ne parle pas. Entendons qu’il choisit ses sujets, et non pas au gré de notre curiosité. Quand on l’interroge sur la guerre, il répond sans entrain, et parfois, si l’on insiste, il apparaît qu’on l’importune.

De cette réserve, il y a plusieurs raisons, dont on voit bien la première. L’homme, ayant fait la guerre pendant cinq ans, en est excédé ; il n’y veut plus penser, encore moins en parler ; pas une ombre ne doit passer sur son bonheur immense, si longtemps attendu, d’être enfin hors de la tourmente. Il en chasse le souvenir comme un cauchemar.

Quand on s’étonne de cette réserve, il répond qu’il y a bien assez, pour parler de la guerre, de ceux qui ne l’ont pas faite. L’un d’eux m’a dit : « Nous n’en parlons qu’entre nous. » Sur certains détails de la bataille, visiblement ils se refusent.

D’ailleurs, dans l’ensemble, la bataille moderne n’est pas belle à conter, au regard de celle d’autrefois, où l’homme, sabre haut, baïonnette en avant, parfois au son des tambours et des clairons, traçait dans l’air des gestes superbes.

Ce silence n’est pas définitif. Le temps se chargera d’effacer certains détails, d’en estomper d’autres, d’éteindre les sensibilités, de porter la lumière sur des points obscurs. On mesure mal la grandeur des journées historiques parce qu’on les ramène à des précisions intimes et personnelles. La littérature et l’art aideront l’imagination populaire à dresser, dans le recul, aux lieux les plus horribles, des images de beauté. Les soldats de Napoléon ne parlaient pas tout d’abord comme plus tard, après Béranger et Victor Hugo, après le retour des cendres et toute l’envolée de la légende, quand la vieillesse leur fut venue.

La vieillesse est conteuse et on sait bien pourquoi. Elle trouve dans les récits du temps passé la revanche des humiliations journalières que l’âge lui inflige. L’homme s’appelait Jean, petit vieux alerte, avec un anneau d’or à chaque oreille. Quand