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Là, j’embrouille les récits de bonne maman ; sa mère mourut, étouffant et cherchant en vain à parler sans que personne songent à lui tendre un crayon, souvenir qui désespérait bonne maman dans ses vieux jours.

Son père traîna, et elle dut le soigner avec un furieux dévouement, car dans son testament, où à la vérité il ne laisse rien, il lègue ses quelques meubles à Mélanie, pour les soins remarquables qu’elle lui a donnés.

Bonne maman, jusqu’à son mariage, vécut très pauvre avec son frère Achille et sa sœur Amélie, faisant avec elle d’admirables travaux que vendaient les magasins de broderies de Montpellier ; ici se place un trou béant, je ne sais plus rien ; de dix-huit à trente ans, bonne maman, qu’avez-vous senti, qu’avez-vous éprouvé ? De quoi avez-vous vécu, de quoi avez-vous souffert, qui avez-vous aimé ? Une fille du Midi que le soleil chauffe et que le vent brûle cache un cœur de braise.

Jolie Mélanie Lajard, à votre tour si blanche et si dorée, avec vos deux regards noirs au-dessus de votre nez de ligne antique, vous qui chantiez les romances du Languedoc en patois, et à qui on adressait des vers sur vos lèvres entrouvertes comme un bouton de rose, pourquoi n’avez-vous pas raconté votre cœur, pour que je le raconte à mon tour ? J’y toucherais avec autant de vénération qu’on touche à ces taffetas anciens qui se fendent au regard, ou à ces fines dentelles qui tombent en une poussière ténue…

Bonne maman avait donc trente ans quand bon papa, récemment sorti de l’Ecole normale, fut envoyé professeur à Montpellier ; il la rencontra chez des amis, et, sans hésiter, lui si timide, il lui vola un ruban rose. Je conserve ce ruban comme je conserve la guitare de l’oncle Gustave qui a chanté l’amour sous les balcons cintrés de Montpellier : ce sont de précieuses reliques.

Ils s’aimèrent, et un beau jour, ou plutôt une belle nuit, à minuit selon l’usage, ils se marièrent à l’église Saint-Pierre.

Bonne maman, par une bise glaciale d’hiver montpelliérain, fit ses visites de noces en robe de mousseline courte, petits souliers et manteau de velours. Puis elle s’enferma dans la stricte économie d’un petit ménage, jusqu’à ce que, deux ans après, le succès de la thèse de bon papa l’envoyât professeur à Paris, dans ce lycée Bonaparte où toute la génération d’hommes qui brillèrent depuis 1860 lui passa entre les mains.