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chaînette, sur de la toile piquée ; on trouve encore ce genre de broderie du XVIIIe chez les antiquaires de ce coin du Languedoc.

Mon bisaïeul, Dominique, servit Bonaparte au Commissariat des guerres : puis il épousa à son tour, le 23 germinal an XI, la fille d’une petite commerçante, parce que, elle aussi, elle était belle, blanche et rousse. Bonne maman, baptisée Mélanie, naquit la neuvième de ce mariage ; son frère aîné avait déjà vingt et un ans et jouait de la guitare sous les fenêtres des belles. Mme Lajard ne s’occupa guère de cette petite tard-venue et l’abandonna à une vieille servante du nom de Bellou. Bellou laissa bonne maman jouer à son aise avec les polissons de la rue de la Blanquerie. Elle me racontait que, dans cette rue très en pente, quand il y avait eu une grosse pluie d’orage, le ruisseau devenait torrent, dégringolait avec un bruit de tonnerre, emportant tout ce qu’il rencontrait, dés, sous, ciseaux, enfin mille merveilles.

Sur la foi de cette histoire, chaque fois qu’il avait plu un peu fort, je demandais à grands cris à sortir pour explorer le ruisseau de la rue Scheller avant que les autres enfants n’eussent tout pris !

Mme Lajard ne brillait pas par l’ordre ; elle avait la table hospitalière et le cœur généreux ; mais elle ne connaissait pas plus la valeur de l’argent que celle des tapisseries. Ainsi, un jour d’hiver glacial, elle s’avisa que le carrelage de la salle à manger n’était pas réchauffant, et elle dit à Bellou : « Dépends cette tapisserie qui ne fait rien au mur, et coupe dedans des ronds pour mettre sous les pieds. »

Cette tapisserie représentait l’histoire de Pénélope ; les têtes des prétendants allèrent s’aligner devant les chaises, comme dans les parloirs de couvent ; la toile de Pénélope fut dispersée ; et ce ne fut pas là la moindre des aventures que connut dans sa longue carrière le divin Ulysse !

Un jour, Mme Lajard s’aperçut que Mélanie était insupportable et elle la fourra au couvent. Les sœurs, Dieu ait leur âme ! se découragèrent très vite d’apprendre l’orthographe, l’histoire et la géographie à cette paresseuse doublée d’une révoltée ; mais elles découvrirent qu’elle avait un talent merveilleux d’adresse dans les doigts ; elles l’assirent à coudre, et Mélanie, à qui ce genre de travail plaisait, fit merveilles sur merveilles aux dépens de son instruction.