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En poussant les paysans au désespoir, on les amènera à détruire une richesse qu’ils n’aspirent aujourd’hui qu’à mieux distribuer. »

Et pourtant ces gens de Ribera ne sont pas des factieux. Ceux avec qui j’ai parlé ne reprochaient à l’autorité que sa faiblesse ; ils protestaient de leur attachement au régime, mais voulaient un roi qui gouvernât. A l’auberge où je m’arrêtai avant de prendre le train pour Syracuse, un vieux, tout en maugréant, partageait avec son chien le morceau de pain gris qui devait faire son déjeuner : « Le grain que nous faisons pousser donne la farine blanche, et le Gouvernement nous la renvoie noire. Mange, toi ! disait-il à l’animal, tu n’es pas un chrétien. Ah ! il est temps que nous donnions à l’Italie un autre Crispi. » Sans ce vieux, je ne me serais pas souvenu qu’en effet l’homme d’État sicilien était né à Ribera.

Un mois plus tard (avril 1920), je trouvais dans les Pouilles une agitation moins violente qu’en Sicile, mais tout aussi grave. A Barletta, à Spinazzola, à Minervino, plusieurs domaines avaient été envahis. Ruvo, qui n’était encore célèbre que par les vases magnifiques trouvés dans ses tombes apuliennes, était devenu le centre d’un mouvement inquiétant, qu’entretenaient les sociétés d’anciens combattants et de mutilés de la guerre. Les revendications des paysans portaient tantôt sur les domaines de l’Etat ou de la province, dont on leur avait naguère promis la distribution, tantôt sur les propriétés privées. Dans la province de Bari, où la terre est plus divisée, petits propriétaires et fermiers forment ensemble une classe aisée, tranquille et laborieuse. La guerre a enrichi le paysan : il offre jusqu’à 15 000 lire pour un hectare de terre qui, tous frais payés, ne lui en rapportera pas 500, mais d’une part il veut posséder, de l’autre il se méfie du papier. La catégorie des ouvriers journaliers est un peu plus turbulente, mais elle est ici peu nombreuse : les contadini della porta, — ainsi nommés parce qu’aux temps anciens ceux qui louaient leurs services venaient chercher l’embauche aux portes de la ville, — habitent les faubourgs, gagnent des journées de 20 à 25 lire au moment des gros travaux et, entre temps, vivent d’autres métiers.

Qu’on aille au Nord vers Barletta, à l’Ouest vers Foggia, au Sud vers Lecce, c’est tout autre chose. La petite propriété est exceptionnelle, les latifondi se touchent, leur extension atteint