Page:Revue des Deux Mondes - 1923 - tome 15.djvu/638

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

que M. Tollard doit être payé, et il serait inutile d’envoyer la somme ici, pour qu’elle retournât à Paris. Avez-vous eu bien des fleurs cette année ? La sécheresse a bien nui à mon pauvre jardin ; puis je n’ai pas eu de jardinier, et je l’ai planté et soigné toute la saison. Il n’y a que depuis l’arrivée d’Ivan que j’ai cessé de m’en occuper. Il est retourné à Versailles, mon pauvre garçon ; c’est là une des grandes plaies de ma vie que cet éloignement ; il me faut pourtant le supporter avec courage. Le petit Yorick se développe à merveille ; il ne ressemble en rien à son frère ; il a un cachet à lui, et je crois qu’il ne sera pas sans valeur.

Adieu, cher, je me reproche presque de vous avoir fait descendre de votre ciel pour vous occuper de mesquins intérêts ; mais vos ailes sont fortes et la divinité que vous y avez placée est puissante ; vous nous aurez bien vite quittés de nouveau. Que la vie vous soit donc légère dans ce sanctuaire, s’il vous faut subir ses dures nécessités ailleurs ! Que l’air y soit toujours plein de lumière et le ciel bleu ! Je vous tends tristement la main, je sens des mondes entre nous.

Le commandant se rappelle à vous. J’irai vous voir aux Jardies dans le courant de février.


Quoi ! répond Balzac, « vous me croyez heureux, mon Dieu, le chagrin est venu, chagrin intime, profond et qu’on ne peut dire. Quant à la chose matérielle : seize volumes écrits, vingt actes faits, cette année, n’ont pas suffi ! Cent cinquante mille francs gagnés ne m’ont pas donné la tranquillité ! » Mais de nouveaux chefs-d’œuvre ont vu le jour : la 2e partie du Cabinet des Antiques, Une fille d’Eve, le Curé de village, Béatrix, Massîmilla Boni, le Grand homme de province, les Secrets de la princesse de Cadignan. Et en septembre 1839, Balzac a encore trouvé le temps d’aller à Bourg prêter secours, vainement il est vrai, à un ami de Gavarni, au notaire Peytel, accusé d’assassinat. Comme Voltaire, il a voulu avoir son Calas !

Mais il est épuisé et pense au mariage plus sérieusement que jamais. « Je ne veux plus avoir de cœur, » dit-il. D’ailleurs ses prétentions se sont faites plus modestes : « Si vous rencontrez une jeune fille de vingt-deux ans, écrit-il à Mme Carraud, riche de deux cent mille francs ou même de cent mille, pourvu que la dot puisse s’appliquer à mes affaires, vous songerez à moi. » Mais il ajoute : « Je veux une femme qui puisse être ce que les événements de ma vie voudront qu’elle soit : femme d’ambassadeur ou femme de ménage aux Jardies ;