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Pascal exprime notre horreur de l’instabilité universelle : « Les fleuves de Babylone coulent, et tombent et entraînent… Ô sainte Sion, où tout est stable, où rien ne tombe ! » Ici repose la plus vieille tristesse du monde : un soleil implacable épandu sur une large dévastation.

Demeurer immobile sur les bords sans ombre de l’Euphrate, à midi, en plein mois de juin, c’est une épreuve mémorable, une minute éblouissante. Je crois voir danser des flammes sur l’autre rive. Sont-ce les djinns qui m’appellent, nymphes et satyres du désert, en qui s’incorpore cette immense nature en friche ? Quel flamboiement ! Et combien de telles fulgurations passent en mystère les ténèbres du Nord. Qu’est-ce que la Bouche d’ombre auprès du Buisson ardent ! On dit qu’il est parmi les djinns des êtres féminins, de sorte que franchissant le pont, si j’allais errer au delà du fleuve, peut-être une flamme, ce soir, se glisserait sous ma tente. Ah ! que j’aimerais connaître les amours des djinns avec les mortels ! Au premier signe de ces filles de feu, voici que je suis prêt d’abandonner mon itinéraire, pour m’engager dans un autre voyage vers Bagdad, Kerbela, Babylone, Ninive, et les Chérubins du paradis perdu. Mais quoi ! au milieu du onzième siècle, quelques Turcs, étant à la chasse près de l’Euphrate, virent dans le désert une tente noire, sous laquelle beaucoup de gens, de l’un et de l’autre sexe, se battaient les joues et poussaient de grands cris, (comme il est ordinaire de faire quand quelqu’un est mort). Parmi ces cris, on entendait ces paroles : « Le grand roi des djinns est mort, malheur à ce pays ! » Et il sortit ensuite une grande troupe de femmes qui allèrent à un cimetière voisin, continuant toujours de se battre en signe de deuil et de douleur… Ce récit de Ben Schohnah fait le pendant de ce que Suétone raconte que, du temps de Tibère, on entendit crier dans les forêts : « Le grand Pan est mort… » Alors mieux vaut que je m’en tienne à mon plan, et que j’aille visiter la charmante Antioche…

Mais où donc Contenau est-il passé ? À ses rêves ! Il a couru à ses manies, comme je demeure aux miennes. Il est retourné aux fouilles que nous avons traversées dans l’intérieur du Tell. Ce que nous y avons vu, c’est, paraît-il, sous des ruines gréco-romaines, l’enceinte même de la ville hittite. Les Anglais ont retrouvé ses portes, que gardent des lions, et des bas-reliefs, posés en plinthe le long des édifices, où se voient des défilés