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paradis. Les damnés digèrent. » Mon paradis m’est gâté par des milliers de mouches qui veulent y participer.

— Mon Père, en votre qualité de disciple de saint François, si vous leur faisiez un petit discours d’apaisement !

Mais, dans cette disgrâce, un spectacle m’amuse. Le cheikh, à qui nous avons envoyé quelques reliefs, s’agitait sur mes couvertures ; deux jeunes Anglais, attablés eux aussi dans l’abri, se précipitent à son aide et le soutiennent pieusement, de droite et de gauche, pour le descendre et le promener. Voilà des jeunes gens qui m’ouvrent les yeux sur une manière intellectuelle de voyager : ils cherchent à s’assimiler les vertus des pays qu’ils traversent. Eux qui, dans les rues de Londres, négligeront, je le jure, d’assister tant de misères qui les attendent, trouvent un vif plaisir, sur les pentes du Taurus, à révérer dans un vieil aveugle oriental quelque chose de divin. Pour un peu ils l’embrasseraient. Grand bien leur fasse, mais j’aime la mesure et le naturel !

Mon désir était de continuer sans arrêt jusqu’à la station de Bozantis, de l’autre côté du col, et j’avais raison ; l’événement m’a prouvé que nous y serions arrivés dans la nuit, en quinze ou seize heures de voiture. Nos voituriers refusèrent. Intérêt ou tradition, il leur convenait de passer la nuit au han de Tekir, qui domine la descente au pied de laquelle est la gare. Nous y arrivons le soir, à ce han de malheur ! Une salle en terre battue, avec un être autour duquel sont étendus six à sept voyageurs de la plus sordide malpropreté. Très comique regard de stupeur et d’indignation que nous lançons à nos voituriers, et Dieu me pardonne, aux religieux qui les ont choisis et n’osent pas les commander ! Le docteur Contenau pèse les chances de malaria et distribue de la quinine. Les deux religieux ne s’inquiètent que de nous. Ils ont pour consigne et pour désir de nous assurer un voyage agréable, et ils ouvrent une boite de sardines.

— Merci, mon Père. Je vais me coucher dans les rochers sur le côté de la route.

— Eh bien ! nous allons demander à la petite sœur Thérèse qu’elle vous fasse la faveur de passer une bonne nuit. Depuis une heure, je regarde le ciel étoilé sans dormir. Mais une voix s’élève, une étonnante mélopée d’Asie. Le cheikh exhale ses rêves de pèlerin, et c’est magnifique dans les ténèbres,