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son appel vers Djelal-eddin. Il chante (est-ce du mesnevi, du Divan ?) : « Par ton corps, tu es un animal, et par ton âme, un ange, prédestiné ainsi à marcher sur la terre et dans le ciel… » Hélas ! les deux religieux, plus rapides que deux aigles, se précipitent et lui ordonnent de respecter mon sommeil. Du rocher d’où je les apostrophe, je ne parviens pas à les convaincre que j’aime la musique mystique, et que la parole énigmatique des grands poètes dans leurs extases était en train de me réconcilier avec cet indiscret errant… Peut-être a-t-il de l’âme !

La nuit fut courte. À trois heures du matin, nos cochers nous disent qu’ils ne répondent pas de notre arrivée, si on ne part pas immédiatement. Nous voilà debout, mais eux, je crois qu’ils sont allés se rendormir !

Je me rappelle, pendant cette attente, avoir vu passer la poste avec un drapeau turc, et le conducteur sonnant dans un cornet à bouquin des sons rauques, épouvantables. Le fracas magnifique, en pleine solitude, d’une pompe à incendie dans les rues de Paris ! Pour tout le reste, le désagrément d’une panne d’automobilistes surpris par la nuit dans les Alpes.

Il ne faut me demander aucun détail sur ces immenses journées de grand air, d’insomnie, d’abstinence et de chaos. Le Taurus, c’est un nom plus rare que les Alpes ou les Vosges, mais qu’y ai-je vu de mémorable et qui vaille le voyage ? James Georges Frazer s’excite beaucoup : « De tous les côtés, les montagnes menacent les nuées de leurs cimes éblouissantes, drapées d’un magnifique linceul neigeux, tandis que leurs flots inférieurs se voilent comme d’un deuil profond dans les ténèbres des noires forêts de pins ; çà et là, des ravins infranchissables déchirent ses versants qui parfois se transforment en effroyables précipices de rochers gris et rouges qui bordent la route à perte de vue. Ces régions sublimes avec leur air vivifiant produisent un ravissement… » J’aime mieux ce qui suit : « Le voyageur qui a laissé derrière lui la plaine de Tarse et sa chaleur étouffante ressent une double allégresse, dès qu’il a débouché du défilé et qu’il arrive sur le vaste plateau d’Anatolie. De hautes montagnes vers lesquelles il jette un regard en arrière ont formé, des siècles durant, une ligne de démarcation entre l’Occident chrétien et l’Orient musulman ; au midi régnaient en souverains les Khalifes successeurs de Mahomet, et au Nord les empereurs byzantins exerçaient leur pouvoir. Durant des siècles,