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REVUE PÉDAGOGIQUE

remplir envers lui, je puis du moins me dire que l’amitié et l’attention avec lesquelles j’ai suivi Darmesteter pendant toute sa carrière me désignaient pour parler de lui. J’ai vu, il y a vingt ans, notre cher ami venir s’asseoir à la table des élèves dans les premières conférences ouvertes dans nos petites salles, conférences si vivantes, si joyeusement menées et suivies, et où dès son entrée il prenait la première place ; j’ai eu le plaisir, quatre ans après, de l’installer moi-même à la table du maître, d’où, pendant douze ans, avec le charme sympathique de sa parole et l’autorité de son savoir, il a entretenu, dirigé, fécondé la vocation d’élites successives ; j’ai partagé avec lui, avec nous tous, il y a quatre ans, le regret de le voir quitter ce laboratoire où il avait tant travaillé pour lui d’abord, puis pour les autres, et où l’on ne passe guère sans y attacher pour toujours beaucoup de sa pensée et un peu de son cœur. Dans les premiers temps de son enseignement, sur sa demande et pour rassurer sa défiance de lui-même, j’assistai souvent à ses conférences : je n’en entendis pas une sans y recueillir des faits nouveaux, des suggestions précieuses, des vues ou des coordinations importantes. Que de fois, au sortir d’une de ces leçons familières pour lesquelles il puisait à pleines mains dans le trésor de ses connaissances et de ses idées, nous avons arpenté longuement la cour de la Sorbonne ou les trottoirs des rues voisines, discutant quelques-uns de ces aperçus à la fois larges et ingénieux, hardis et circonspects, qu’il émettait avec réserve devant son auditoire et qu’il se plaisait alors à développer librement ! Heures inoubliables et chères entre toutes, que donne seul le commerce de l’intelligence uni aux épanchements de l’amitié, et qui mêlent à la plus noble des jouissances, la poursuite de la vérité entrevue et devinée, la douceur de l’aimer ensemble et de s’aimer en elle ! Dans ces controverses amicales, comme dans l’appréciation des livres qu’il eut souvent à juger, Arsène Darmesteter portait autant d’aménité que d’ardeur, et sa sincérité n’était dépassée que par sa modestie. Toujours émerveillé des découvertes des autres, toujours hésitant sur les siennes, bien souvent, pour mettre en lumière ce qu’il avait trouvé de nouveau dans une idée ou dans un ouvrage, il ajoutait du sien plus que n’avait mis l’auteur, et sa généreuse incubation développait et faisait éclore un germe à peine doué de vie.

Ce n’est pas à l’École que je l’ai vu pour la première fois. En 1867, je faisais à la salle Gerson un de ces cours libres qu’avait inaugurés M. Duruy, comme il fonda l’année d’après notre École. Je vis un jour venir à moi un de mes plus jeunes auditeurs : il me raconta qu’il suivait ces leçons avec un dessein tout particulier, et pour l’accomplissement d’une tâche, à ce qu’il croyait, passagère. Il avait étudié la théologie rabbinique, et il se proposait de pénétrer autant que possible, avec une science à la fois profondément sympathique et haute ment indépendante, les mystères, à peine explorés, du Talmud et de ses appendices. Il avait même écrit un exposé sommaire du sujet,