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vieux professeurs attachés à la philosophie d’Aristote, s’efforcèrent de ruiner la scholastique au nom de la raison, les seconds la battirent en brèche au nom de la physique expérimentale. En effet, la réforme de la physique et de la philosophie naturelle, attribuée d’ordinaire à Descartes, est aussi bien l’œuvre de Gassendi. Chez celui-là, c’est le géomètre qui domine, c’est le physicien chez celui-ci. Tandis que l’un, à l’instar de Pythagore et de Platon, se laissait emporter par la mathématique bien loin du domaine de l’expérience, l’autre demeurait fidèle à la méthode expérimentale, à l’induction, à l’analogie. Avec cela bon humaniste, excellent historien, et peut-être, dit Lange, le seul matérialiste qui ait été doué du sens historique.

On pourrait comparer ces deux grands ancêtres de la pensée moderne à deux fleuves qui coulent de conserve et dont les ruisseaux se sont souvent mêlés. Ainsi, Hobbes, matérialiste, ami de Gassendi, était partisan de la théorie corpusculaire de Descartes, alors que Newton se représentait les atomes à la manière de Gassendi. Plus tard les deux théories se confondirent, et, après un développement parallèle, les concepts d’atomes et de molécules en sont venus à coexister. Nul doute, en tout cas, que l’atomisme actuel ne soit sorti des idées de Gassendi et de Descartes, et partant ne plonge par ses racines jusqu’à Leucippe et à Démocrite.

Aussi bien il en est de cet esprit immortel comme du Dieu créateur de la matière et du mouvement chez Gassendi : ce sont choses tellement superflues dans le système qu’il est permis de n’en point tenir compte. Qu’en dépit de leurs affinités, le matérialisme ne soit pas l’athéisme, on l’a vu dans l’antiquité : Épicure sacrifiait aux dieux. Pourquoi Gassendi n’aurait-il pas dit la messe ? Puis, comme le remarque Lange, les naturalistes de cette époque (Descartes plus qu’aucun autre), à force d’habileté déliée et de compromis, avaient atteint une sorte de « virtuosité » dans l’art difficile de tout dire sans trop se compromettre aux yeux de l’orthodoxie religieuse. Bien qu’astreint peut-être à plus de ménagements que Descartes, Gassendi n’a pas poussé plus loin qu’il n’était nécessaire l’accommodement de sa doctrine avec celle de l’Église. Tandis que Descartes faisait de nécessité vertu et dissimulait le naturalisme de sa philosophie sous le manteau de l’idéalisme, Gassendi demeura naïvement matérialiste,. Pour tous ces hommes de science et de pensée, la création du monde selon la lettre de l’Écriture n’était qu’un symbole. On accordait que Dieu était la cause première qui avait mis en branle la grande machine universelle. À cela se bornait l’utilité du grand impresario ; en réalité, il n’avait point de rôle dans le drame