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site et des méditations de Kant ? Son génie métaphysique doit-il attendre dix ans, avant de s’éveiller ? A priori une aussi longue ignorance de soi-même chez un penseur original paraît contraire à toutes les vraisemblances. Il est plus naturel de croire que, comme notre Descartes, Kant a eu de bonne heure conscience de sa véritable vocation ; et que son génie n’a pas tardé à se marquer et le but et la voie. Il a senti l’impérieuse nécessité d’une révolution philosophique, et s’est juré de s’y consacrer tout entier ; mais, avant de l’entreprendre, il a voulu exercer et fortifier son esprit par la discipline des sciences. C’est à l’école du plus grand maître de l’investigation physique, qu’il est allé demander des leçons de méthode. N’est-ce pas ainsi que notre Descartes, lui aussi, dérobait à l’étude des mathématiques les secrets de l’art de penser, qu’il devait appliquer ensuite à régénérer la philosophie ?

Ce n’est pas une pure hypothèse que nous exprimons ici. L’essai de 1747 montre assez clairement que nous n’inventons rien. Il n’est pas ignorant de sa véritable vocation, celui qui écrit ces fières paroles : « Je me suis tracé la voie que je veux suivre. J’accomplirai ma tâche jusqu’au bout, sans me laisser décourager par rien. » Il ne se fait pas illusion sur la métaphysique de l’école, le philosophe qui ne craint pas de porter ce jugement sévère. « Notre métaphysique n’est encore qu’au seuil d’une véritable science. Dieu sait quand on la verra le franchir. Il n’est pas difficile de démêler sa faiblesse dans plusieurs de ses entreprises. Le préjugé y fait souvent toute la force des preuves. » Enfin l’insistance avec laquelle Kant fait ressortir (§ 89 à 91) le prix d’une bonne méthode justifie assez l’intérêt qui va l’attacher à celle de Newton.

Nous ne méconnaissons pas d’ailleurs, que les grands problèmes de la physique mathématique n’aient bientôt captivé pour eux-mêmes et retenu quelque temps, par leur séduction propre, la curiosité et l’imagination ravies du disciple de Newton ; et que les préoccupations philosophiques, qui l’avaient dominé d’abord, n’aient fait place momentanément à des entraînements d’autre sorte. C’est ainsi encore que Descartes, à la poursuite de la méthode et de la vérité, s’était attardé volontiers aux recherches scientifiques, qu’il subordonnait tout d’abord aux intérêts de sa philosophie.

Quoi qu’il en soit, les dix années que Kant va passer dans un commerce intime et presque constant avec un génie tel que Newton auront une influence décisive sur le développement de sa pensée et de sa doctrine future. Il commencera par se faire l’interprète et l’avocat de la physique de son nouveau maître, contre l’opposition des cartésiens et des disciples de Leibniz. Comme la physique de