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trop systématique et impérieux dans sa doctrine. Il est d’autant plus absolu et plus impératif qu’il est moins sûr de lui-même, comme Proudhon ou Lamennais ; il affirme avec la même assurance chacun des deux termes de l’antithèse. Il ne faut pas oublier d’ailleurs qu’il était avant tout homme d’imagination et de sentiment, et dès lors, la passion s’en mêlant, il ne pouvait avoir la suite logique d’un Kant ou d’un Hegel. Ainsi encore, il y a du Calvin dans son doctrinarisme. Le fond est tout autre, la forme est la même. Calvin imposait l’orthodoxie. Rousseau impose le civisme ; on peut l’appeler un Calvin retourné, et on sait du reste qu’il avait pour le grand réformateur un faible très marqué. Rousseau n’a aucune souplesse dans l’esprit, parce qu’il lui manque le sens de l’évolution, laquelle procède, comme la nature, par transitions insensibles. Rousseau ne voit jamais à la fois qu’un principe, au lieu de balancer les idées les unes par les autres et de les voir se succéder dans une lente évolution. Avec lui, c’est tout, ou rien. Il ne tient nul compte du passé et des infinies nuances de la vie réelle. À ce point de vue, il est l’ancêtre du radicalisme révolutionnaire. »

En ne voyant au début de l’organisation sociale que la volonté et l’absolue liberté personnelle, « Rousseau n’a pas bien compris la question historique. L’État ne dérive pas en fait du contrat. Et lors même qu’il y aurait à l’origine de l’État un principe contractuel, il devient inévitablement et rapidement un fait héréditaire, comme au reste toute société qui dure. Les Églises séparées, par exemple, semblent être l’œuvre de la pure volonté (c’était la théorie de Vinet) ; mais à la seconde génération il en va déjà autrement, et la tradition s’impose, surtout aux enfants. Mais ceci est bien plus vrai encore des Etals qui embrassent la vie sociale dans son ensemble et qui en outre tiennent fortement au sol. Les nations se recrutent par la naissance ; on nait sujet d’un État, par cela seul qu’on est le fils d’un père citoyen ou national de cet État. Les noms eux-mêmes, patrie, nation, rappellent cette identité fondamentale entre l’État et la famille. L’État a la haute tutelle des mineurs et de tous les incapables. Mais il y a ici quelque chose de plus général : c’est l’ensemble de facteurs qui constitue la nationalité et qui détermine l’individu en dehors de tout consentement de sa part. L’immense majorité des hommes sont ce que les fait le pays ; il y a là un milieu moral dans lequel ils sont plongés et qui les pénètre de toute part. L’éducation a une très grande puissance, et Rousseau admettait lui-même qu’elle doit transformer la nature dans le sens et en vue de l’originalité nationale… Dans le système du Contrat social, pour être logique, il faudrait une constante unanimité, comme dans les rapports de droit civil et dans les traités internationaux. Or il y a là une impossibilité : on doit, dans tout corps, se contenter de la majorité, précisément parce qu’il y a subordination des individus au but commun et aux pouvoirs qui le représentent, tandis qu’en droit civil et en droit international il s’agit de personnalités égales et souveraines. Ainsi encore, lorsque la majorité s’est prononcée après une libre discussion, la minorité doit